Courant mars de l'An 5 - Palais Impérial d'Ikusa

Le jour déclinait lentement sur le Reike lorsque Nazg-Sash pénétra les vastes corridors du palais impérial.

L'air, chargé de cette imposante majesté qui émanait des lieux, se glissait sur sa peau telle une caresse se voulant familière. Cinq années d'exil et de formation au nord ne pouvaient avoir effacé la nostalgie de ces marbres éclatants, de ces arches taillées dans une perfection froide et impeccable, la somptuosité de ces broderies que, pourtant, elle n'avait fait qu'observer de loin. Ici, elle n'était pas seulement une ombre, mais une ombre adoubée, dédiée corps et âme à ses maîtres. Le silence régnait, troublé seulement par le léger écho de ses pas sur les pierres précieuses et finement polies du sol, accompagnant ceux des quelques soldats en patrouille et domestiques en service.

Pourtant, une légère gêne planait sur cette euphorie de retour. Un souvenir précis d' une nuit, des années en arrière. Cette nuit où elle avait tenté d’assassiner celui qui, aujourd’hui, se tenait sur le trône en tant qu'empereur. Un échec cuisant, ineffaçable, imprimé dans sa mémoire comme une tâche sombre. Elle passa nonchalamment près de l'antichambre où, jadis, le sang d’un garde avait coulé sous sa lame. Une exécution ratée, la première de toute sa carrière. Ce n'était pas le meurtre raté du garde qui la hantait, non, mais son incapacité à accomplir sa mission face à Tensaï. Et aujourd’hui, elle lui appartenait totalement. Ironique destinée d’une immortelle.

L’air glacial des corridors venait lui rappeler que, même après des décennies, la vie demeurait fascinante.

Fidèle à sa nature et aux enseignements reçus durant ces longues années d’isolement, elle avançait sans réelle destination à travers les couloirs silencieux du palais. Son errance n'était qu'une façade, une excuse pour faire ce qu’elle savait faire le mieux : écouter. Ces lieux, sous leurs apparences de calme feutré et de protocoles impeccables, regorgeaient de murmures, de secrets qui se glissaient furtivement de bouche en bouche. Elle le savait : ici, chaque serviteur, chaque garde, chaque noble, avait une vérité, une rumeur ou un ragot dissimulé entre les lèvres.

Elle se glissa dans l’ombre d’un couloir, s’immobilisant juste à un angle, dans le parfait silence. Ce qu’elle entendit ne manqua pas de la surprendre.

Une histoire étrange, fascinante. Un ancien mage d’État, déchu, plongé dans une affaire de trafic de sang — et un lien avec un vampire, disaient certains. Elle arqua un sourcil. Voilà qui, même pour le Reike, sortait de l'ordinaire. Plus incroyable encore : cet homme était encore en vie.

L’idée de le rencontrer s’insinua en elle, presque naturellement. Pourquoi ? Elle-même n’en était pas sûre. Peut-être était-ce la curiosité, un simple élan vers l’inconnu. Peut-être l'envie d’examiner de plus près un cas aussi exceptionnel, de voir si cet homme avait su préserver quelque chose, ou au contraire, tout perdu. Un mage d’État déchu et en disgrâce, en lien avec des vampires, qui s'était retrouvé si proche des cercles du pouvoir de l'Empire … Oui, il fallait qu’elle le rencontre.

Cela pourrait être tout et rien. Une fascination. Un devoir. Ou peut-être un vice. Probablement les trois, mêlés.

Les couloirs du palais s’étendaient autour d’elle dans une quiétude trompeuse, tandis qu'elle déambulait d’un pas assuré vers l’intendance. Les informations qu’elle recherchait n’étaient pas anodines ; il lui fallut plus qu’un sourire et quelques flatteries pour que les registres des domestiques lui soient brièvement accessibles. Après quelques feuillets parcourus avec attention, elle y trouva enfin ce qu’elle voulait : un nom, un lieu de résidence incertain.

Se glissant hors du palais alors que le crépuscule s’assombrissait, elle leva les yeux vers le ciel où les premières ombres de la nuit s’étiraient lentement. Le temps lui était compté, à peine quelques heures s’écouleraient avant qu’elle ne doive rentrer. Mais pour l’instant, elle laissait son instinct de chasseuse prendre les commandes.

Son regard s’aiguisa à mesure qu’elle pénétrait dans les rues de la capitale, s’effaçant parmi les passants comme une ombre parmi d’autres.

Sa proie, cette nuit, se nommait Alaric Nordan.

CENDRES

Dans la pénombre de la ruelle, le soldat avançait avec méfiance. Il avait pour guide un enfant simple qui lui lançait de brefs regards, visiblement nerveux. L’atmosphère de l’impasse semblait elle-même chargée d'angoisse, un lieu tout désigné pour des affaires que l’on préférait garder loin des regards indiscrets. Lorsqu’ils atteignirent le fond de la ruelle, Alaric aperçut une silhouette, une femme, assise sur une caisse, la cigarette aux lèvres. Aucune surprise, il s'agissait de Nazg, l’air impassible, calme.

L’enfant s’approcha de la caisse, où une pièce étincelait sous la faible lueur d’une lampe à huile accrochée plus loin. En un geste rapide, il s’en empara, jetant un dernier coup d’œil à la dame pâle avant de filer dans l’obscurité sans un regard pour le soldat, comme s’il espérait que celui-ci oublierait bien vite son visage.

La Vampire, de son côté, attendit patiemment que le garçon disparaisse avant de s’avancer vers l'homme, éteignant sa cigarette d’un geste fluide avant de le dévisager avec une intensité calculée. Elle se redressa, passant ses doigts sur les plis de sa cape comme pour se recentrer, avant de poser sur lui un regard acéré, mêlé d’une courtoisie presque cérémonieuse.

- Alaric Nordan, je présume, commença-t-elle d’une voix mesurée, empreinte de cette élégance froide qu’elle avait perfectionnée au fil des années. Je suis navrée pour ce petit subterfuge, mais il me fallait un endroit … disons, plus discret. Quelques instants à l’abri des oreilles indiscrètes de l’Empire ne sont jamais de trop, n’est-ce pas ?

Elle fit une pause, le regard sondant les traits de son vis-a-vis, à la recherche de la moindre réaction. Elle n'était pas femme à perdre du temps en bavardages inutiles, mais pour le convaincre de sa sincérité ou, tout du moins, de l’importance de ce qu’elle avait à lui dire, elle savait qu'il fallait doser chaque mot avec soin.

- J’ai entendu parler de certains arrangements, dirons-nous, que vous avez mis en place autrefois au sein du palais, continua-t-elle, ses yeux se plissant légèrement.

Le mot « arrangements » glissa de ses lèvres avec un léger dédain, mais elle n’avait pas pu dissimuler une lueur d’intérêt. Elle savait qu’en évoquant directement cet aspect de son passé, elle touchait à une corde sensible.

- Je me nomme Nazg-Sash, humble servante, fidèle aux suzerains du Reike. Rien de plus. Son sourire s’étira, laissant paraître une étincelle amusée dans son regard. Je vais être franche avec vous, Alaric, poursuivit-elle en croisant les bras, s’appuyant légèrement sur la caisse derrière elle. Cela m’intéresse pour des raisons que j’espère garder dans la confidence. Disons simplement que cela touche de près ou de loin à des affaires qui me concernent directement.

Elle savait qu'il comprenait parfaitement ce qu’elle sous-entendait, d’autant que les rumeurs couraient depuis des années sur sa condition de vampire, bien que personne ne sache exactement si elles étaient fondées. Cependant, évoquer le sujet lui-même aurait été trop direct. Elle préférait laisser la conversation suivre son cours.
CENDRES

La réponse d'Alaric fut acceuillit avec un sourire qui démentait l'atmosphère tendue du moment, un sourire si feint d’innocence qu’il semblait dissimuler des intentions plus profondes. Son regard sombre parcourut un instant le visage d’Alaric, le jaugeant, puis elle se redressa, ajustant le col de son vêtement d'un geste lent et délibéré, comme si chaque mouvement devait renforcer la maîtrise qu’elle exerçait, ou cherchait à exercer, sur elle-même et sur la conversation.

- Votre dernière question, Alaric … répondit-elle d’une voix douce, presque caressante, vous comprendrez que je préfère ne pas y répondre, autant pour vous que pour moi. Certaines précautions méritent de ne pas être rompues.

Sa voix n'était pas menaçante, mais son ton contenait juste assez de sous-entendus pour rappeler la possibilité de conséquences, tout en lui laissant une porte ouverte. Elle inclina légèrement la tête, cherchant à croiser son regard, comme pour s'assurer qu'il comprenait qu’elle respectait ses limites et qu’elle était consciente de son propre besoin de collaboration.

Nazg laissa ses mains retomber lentement de chaque côté de son corps, comme si elle voulait montrer qu'elle était désarmée, non dans la force physique, mais dans son attitude : elle voulait que ses mots fassent leur effet sans devoir recourir à l’intimidation.

- Sachez que je ne vous demande pas cela en raison de quelque soif irrésistible. Vous savez aussi bien que moi que les geôles impériales regorgent de condamnés, tous étiquetés par le système et voués à un sort que la société accepte, voire encourage. À dire vrai, mes besoins sont souvent comblés sans même que je doive me soucier de chercher.

Elle marqua une pause, cherchant à capter son attention d’un regard appuyé, légèrement incliné comme pour le placer dans la confidence. Ayant lui-même fait partie de ce système hautement repressif, il était certainement le mieux placé entre eux deux pour savoir le taux d'occupation des prisons reikoises.

- Cependant, j’ai appris il y'a longtemps qu'il valait mieux prévoir au-delà du présent. Sa voix s’adoucit encore, et elle le regarda d’une manière presque compatissante. - Si jamais les prisons venaient à manquer, si jamais une pénurie venait frapper, si jamais la situation me forcait à devoir me passer de cette mane si facile, à quel genre de difficulté pourrais-je être confrontée ? Elle laissa sa question flotter un moment dans l’air avant de reprendre avec un léger sourire, reconnaissant qu’il comprenait sûrement déjà ce qu’elle allait dire.

- C’est ici que votre expérience entre en jeu. Vous êtes parvenu à instaurer des arrangements, des solutions astucieuses et secrètes, et ce, même dans les coins les plus surveillés du palais. Votre discrétion, votre capacité à éviter l'œil vigilant de l’Empire, tout cela m’intrigue et, je l’avoue, m’inspire. Vous comprenez bien pourquoi j’aimerais comprendre comment vous avez fait. Mais aussi, et peut-être surtout, ce qui a pu mener à la découverte de ces actions.

Elle rapprocha légèrement son visage, d’un air plus confidentiel, et baissa un peu la voix, la rendant presque veloutée, mais empreinte de sérieux.

- Alaric, je vous respecte pour ce que vous avez accompli. Vous avez su jouer avec un système rigide, avec un Empire aussi vigilant qu’implacable, et pourtant vous avez avancé, créé des espaces et des opportunités là où d’autres auraient échoué. Et vous l'avez fait par seule loyauté. Loyauté mal placée, peut-être, mais ô combien sincère.

Elle s’écarta légèrement, relâchant ainsi la pression subtile qu'elle avait installée, mais son regard ne le quittait pas. Il était empreint d'une lueur vive, presque brûlante, qui trahissait l’intérêt personnel qu’elle plaçait dans cette affaire.

- Je cherche donc à anticiper, à éviter les faux pas. Je suis consciente que j’ai autant à perdre que vous dans cette situation si les choses devaient s’ébruiter. C’est pour cela que je vous assure de la plus grande discrétion en retour. Je crois que l’honnêteté de ce moment entre nous vaut bien cela, n’est-ce pas ?

Elle redressa légèrement le menton, reprenant un ton plus professionnel, mais teinté d’un respect non feint.

- Je pourrais vous remercier en intercédant en votre faveur auprès de nos dirigeants, si vous le souhaitez.
CENDRES

La Vampire observa l'humain, son regard s'attardant sur lui avec une curiosité subtile, presque calculée. Dans la pénombre de la ruelle, elle laissa un silence s’installer, non pas pour le gêner, mais pour mieux évaluer la sincérité de ses paroles. Chaque mot, chaque geste d’Alaric trahissait une tension qu’elle connaissait bien. Ce n’était pas la simple crainte de sa nature vampirique, mais un poids plus profond, celui d’un homme acculé par les circonstances et hanté par son passé.

Elle croisa doucement les bras, son expression restant neutre, mais une lueur réfléchie dansait dans ses yeux.

- Mon ami, commença-t-elle après un moment, sa voix douce et mesurée, mais peut-être de manière un brin présomptueuse d'employer ce terme, je ne suis pas ici pour vous arracher à ce qu’il vous reste d’honneur ou de dignité. Si j’étais venue avec cette intention, croyez-moi, nous n’aurions pas cette conversation.

Un sourire en coin, à peine perceptible, flotta brièvement sur ses lèvres. Quelques années plus tôt, elle n'aurait pas hésité un instant : elle l'aurait empoisonné avant même qu'il ne termine son chemin dans cette ruelle et se serait écroulé à ses pieds, d'où elle l'aurait achevé d'une lame en pleine nuque.

Et à présent là voici, à discuter tranquillement, dans la seule optique d'obtenir de nouveaux atouts dans l'accomplissement de son devoir.

Comme les choses pouvaient changer si vite et si puissamment ... Mais cela, Alaric ne le savait que trop bien.

- Je sais ce que c’est que de marcher sur le fil du rasoir, de devoir concilier ses ambitions avec ce que l’on juge juste. Vous avez survécu dans un monde où peu l’auraient fait. Vous avez réussi, malgré tout, à maintenir une forme d’équilibre. Et cela, je le respecte. Elle se redressa légèrement, son ombre s’étirant sur les murs de la ruelle comme une présence palpable. Je n’ai pas besoin que vous risquiez ce qu’il vous reste de position ou de réputation pour m’aider directement. Je ne suis pas du genre à imposer à autrui des choix qui pourraient les réduire à néant. Du moins ne le suis-je plus ... Ce que je souhaite de vous, ce sont simplement des conseils. Une direction, des idées pour m’organiser de mon côté. Votre expérience pourrait m’être précieuse.

Elle fit un pas en arrière, son mouvement fluide et calculé, prenant soin de relâcher légèrement la pression qu’elle exerçait par sa seule proximité.

- Les réseaux, les solutions que vous avez autrefois utilisés pour servir Corvus, sont une mine de savoir que je ne saurais ignorer. Vous savez comme moi que chaque système, aussi solide qu’il puisse paraître, a ses failles. Vous les avez exploitées avec brio par le passé. Je ne vous demande pas de le refaire pour moi. Seulement de m’aiguiller sur ce qui fonctionne ... Et sur ce qui pourrait échouer.

Nazg pencha légèrement la tête, son expression s’adoucissant.

- Je sais que l’intégrité est importante pour vous. Il en va de même pour moi, à ma manière. Si je vous dis que je ne vous mettrai pas en danger, c’est parce que je respecte ce que vous représentez. Et croyez-moi, Alaric, je ne prends pas cette question à la légère.

Un nouveau silence s’installa, mais cette fois-ci, il n’était pas pesant. C’était une pause réfléchie, une invitation tacite pour lui à s’exprimer à son tour.

- Vous êtes un homme intelligent. Votre esprit est affûté par des années de service dans l’ombre des grands de ce monde. Ce n’est pas votre force brute ou votre statut actuel qui m’intéressent, mais votre capacité à voir au-delà des évidences, à naviguer dans les eaux troubles de ce que nous appelons l’Empire.

Et il était déchu. Il avait connu la gloire et le voisinnage du pouvoir, pour tout perdre. Il avait donc le profil idéal.

Elle marqua une pause, se souvenant d’un fragment de son propre passé, de ce qu’elle avait sacrifié et des jeux auquels elle avait dû s'adonner pour en arriver là.

- Je ne vous jugerai pas pour vos choix passés. Nous avons tous nos démons, nos compromis, nos cicatrices. Mais ici et maintenant, je vous tends la main non comme une maîtresse à son subordonné, mais comme une alliée potentielle à un homme qui comprend les rouages de ce monde bien mieux que moi.

Elle recula encore légèrement, son regard s’adoucissant une dernière fois avant de se détourner légèrement, laissant l’obscurité reprendre ses droits autour d’eux.

- Réfléchissez-y, Alaric. Vous n’avez rien à perdre en partageant ce que vous savez déjà, et tout à gagner en me permettant d’opérer dans l’ombre sans que votre nom ne soit associé à mes actions. C’est tout ce que je vous demande : de me montrer le chemin, rien de plus.

Elle laissa le silence retomber, s’effaçant presque dans la pénombre, attendant sa réponse, sans insistance, mais avec une patience infinie.

Par ailleurs, elle n'avait pas retirer sa proposition d'intercéder en sa faveur auprès du couple impérial.
CENDRES