Le bec de l'abracadabrante bête des ombres se tordit en un simulacre de sourire et un son éthéré émana de sa gorge. Couplées à un roucoulement si profond qu'il prenait de faux airs de raclement sépulcral, les voix de l'animal mythique s'ouvrit et son impérieuse silhouette se dressa de toute sa hauteur tout en déployant de plus belle ses multiples paires d'ailes constellées d'yeux luminescents. Rivées sur le Vosdraak avec une intensité absolue, les pupilles s'illuminèrent et se muèrent en incompréhensibles motifs tandis que Rêve enveloppait le Prince d'un voile de plumes noires.

"Ton souhait t'est accordé, Prince Draknys."

S'approchant encore davantage de son interlocuteur, l'énorme Démon apposa lentement l'un de ses pouces contre le front de Vaenys, puis enserra son crâne tout en appliquant une seconde dextre sur son torse, ajustant sa prise au niveau du cœur. Tout en caressant la cascade immaculée qu'était la crinière du déchu du bout de ses griffes d'ébène, le colossal volatile dicta ses premières instructions dans un murmure qui semblait s'insinuer jusqu'aux confins de l'âme de sa cible.

"Ouvre moi à nouveau ton esprit."

Les barrières mentales, usuellement érigées avec soin par celui qui gardait jalousement les frontières de sa psyché, s'affaissèrent pour laisser à l'engeance diabolique le libre arbitre. Rêve avait déjà mené de telles manœuvres, par le passé. Son esprit, à mille lieux de celui des mortels qu'il considéraient étrangement comme créateurs et enfants, détenait la capacité de repenser les pièces constituant un être. Par l'illusion, il pouvait faire entrevoir des perspectives nouvelles, rétablir une pensée occultée ou offrir au désireux une extraordinaire attention à certains détails trop insignifiants pour sembler dotés d'une quelconque valeur.

Ce fut un voyage au cœur de lui-même qu'il offrit à Vaenys.

Le Vosdraak se sentit brusquement choir, balloté par des vents impétueux tandis que s'entamait une longue et inexorable chute. Ses yeux s'ouvrirent lorsque le vertige se fit trop grand et que la notion du haut et du bas devint infiniment confuse. Il aperçut la lueur d'un soleil massif, veillant sur un désert reikois aussi splendide qu'immense. Incapable de contrôler cette descente phénoménale, il fut frappé par les courants aériens qui frappaient sa silhouette, fouettant son visage tout en agitant les plis de ses vêtements. C'était réel, trop réel pour ne pas susciter l'effroi.

Une bourrasque le balaya en l'air, le contraignant à faire face au sol qui se rapprochait inéluctablement, à plusieurs centaines de mètres de lui. Ses yeux d'améthyste s'attardèrent un instant sur le palais impérial qu'il commençait à percevoir par delà les nuages et les amas de sable portés par le vent. Ils se reportèrent ensuite sur le soleil, le temps d'un infime battement de cils. Vaenys découvrit non sans stupeur que l'astre luminescent ne l'aveuglait pas et que là où aurait dû se tenir une sphère absolument immaculée, c'était le titanesque œil doré d'une chouette qui l'observait dans sa démise.

Il sentit un cri remonter le long de sa gorge lorsque la couche nuageuse fut entièrement traversée et que le moment fatidique de l'impact devint plus qu'alarmant. Contre toute attente, ce ne fut guère le hurlement d'affolement d'un homme qui s'extirpa de lui; mais bel et bien le rugissement tonitruant d'un dragon légendaire. Vaenys aperçut ses mains, qu'il détailla prestement pour découvrir sans comprendre la nature de cette transformation que ses doigts se muaient en griffes et que sa peau de porcelaine se teintait d'écailles ténébreuses, scindant son épiderme pour former cette carapace si splendidement noire que l'on associait aux cracheurs de feu mythiques.

La peur le quitta, cédant place à une rage de vaincre qui se mua elle-même en volonté de conquérir. Pas seulement son trône, pas seulement la place qui lui revenait de droit. Il sut ce qu'était la véritable soif de pouvoir, cette envie implacable de dominer l'entièreté d'un monde, d'un univers, et même des plans astraux eux-mêmes. Le palais des Ryssen lui donna brièvement l'impression de rapetisser, les éléments de cet onirique décor se rassemblant curieusement. Tout se rapprochait, comme absorbé par une vortex centré autour d'un noyau qui n'était autre que Vaenys lui-même.

Il sentit le poids de son propre corps, l'immensité de sa vertigineuse silhouette. Tout était devenu minuscule car lui était rendu immense. Un froissement bruyant se fit entendre et ses ailes se tendirent instinctivement. Sous cet œil bienveillant, un véritable dragon venait de voir le jour. Vaenys se laissa plonger, absorbé par ce rêve éveillé qu'il accueillait avec ferveur et férocité. Ses ailes vinrent battre l'air si férocement que les rares arbres du désert furent abattus et qu'une monumentale tempête de sable s'éleva, dissimulant sous de poussiéreuses volutes l'Empire du Reike, ses abords, puis le Sekaï tout entier.

La sensation du pouce de Rêve s'ôtant de son front le ramena à la réalité. Le songe avait trouvé sa conclusion. Les ailes serties d'yeux vinrent se rabattre dans le dos du géant sempiternel et les paupières trop nombreuses se refermèrent les unes après les autres, replongeant les lieux dans la lueur timide d'une nuit brumeuse. La main du Diable passa avec affection dans la chevelure du Vosdraak hébété par cette expérience hors du commun, puis redescendirent de l'arrière de sa tête jusqu'à sa nuque pour ensuite glisser sur ses épaules, ce pour ensuite remonter une excroissance dorsale nouvelle.

"Elles sont belles, n'est-ce pas ?"

S'amusant de l'instant d'incompréhension qui suivit cette interrogation, Rêve laissa un rire innocent lui échapper, puis rajouta :

"Tes ailes, Vaenys Draknys. Sont-elles à ton goût ?"

Le regard d’améthyste du prince déchu était perdu sur son interlocuteur, une impressionnante bête au plumage de jais, se dressant devant lui sur toute sa hauteur. Il avait encore grand mal à réaliser la présence d’un tel être ici, aux abords de Kyouji, juste devant la sortie secrète des souterrains de la ville, le moyen pour le Vosdraak de prendre la fuite en cas d’attaque.
Sur les ailes de la créature se dessinaient une multitude d’ailes, dans lesquelles étaient ancrées des prunelles, aussi belles et délicieuses au regard que celles du Draknys, qui ne put s’empêcher de sourire devant tant de superbes. Seulement, il n’arrivait point à distinguer les motifs que représentaient les pupilles, tant l’éclat luminescent s’en échappant l’aveuglait partiellement.
Enrobé d’un voile noir créé par l’imposante stature se dressant devant lui, Vaenys ne prononça pas le moindre mot, son regard perdu dans les limbes obscures que représentait l’entité démoniaque ayant voyagé avec lui à travers ses songes, aussi terribles que délicieux pour lui.

La colossale main, si l’on pouvait nommer cela ainsi, de la créature à bec vint entourer le crâne du prince déchu, qui sentait la chaleur dégagée par son pouce, appuyé sur son front. Le simple contact de la créature sur le visage de Vaenys le fit frissonner, comme s’il ne savait pas ce qu’elle était en train de faire, tandis que sa voix déformée, à la fois masculine et féminine, résonnait à l’intérieur de son crâne.
Il était vrai, Vaenys n’avait pas la moindre idée de ce qu’était en train de faire Rêve, il lui avait fait confiance, sans le connaître. Ce n’était pas dans ses habitudes pourtant, de fonctionner ainsi, mais à quoi bon se cacher davantage ? Il avait fui toute sa vie. Il avait fui sa famille, ses sentiments, sa demeure, sa sœur, tout ça pour croupir et pour vivre dans les souterrains d’une ville reikoise.
Voilà ce pourquoi le prince déchu en était là en cet instant. Il n’avait pas particulièrement confiance, non. Cependant, il savait qu’il ne pouvait plus fuir, qu’il ne pouvait s’échapper de son destin. Et, cette rencontre n’était-elle pas la volonté du destin ? Une manière de faire comprendre au prince déchu qu’il devait faire face à l’adversité, plutôt que de continuer à fuir et à fuir, sans cesse.

Ainsi, à la demande de Rêve, Vaenys ne rechigna point. Il ouvrit son esprit, obéissant à l’entité démoniaque, comme s’il n’avait d’autre choix.  Et à vrai dire, il avait besoin de l’aide de l’entité démoniaque, du voyageur, pour réussir à conquérir le monde des bas-fonds, pour devenir le Roi qu’il aurait dû être en prenant la direction du Reike. Seulement, cette fois-ci, il devenait Roi par choix, et non pas parce que ses parents en avaient décidé ainsi. Peut-être était-ce pour cela, qu’il n’avait que faire du trône du Reike et, qu’il le laissait volontiers à Tensai.
Ainsi, en moins de temps qu’il n’en fallait pour prononcer une simple phrase de quelques mots, l’esprit de Vaenys s’ouvrit une nouvelle fois à l’engeance démoniaque, lui laissant le champ libre sur sa psyché, sur son esprit, sur l’essence de son être. Nourris-toi, Rêve, pensa-t-il.

Doucement, le Vosdraak fut plongé de nouveau dans ses songes. Un voyage en son sein, voilà ce que Rêve était en train d’effectuer. Ainsi commença une chute infernale, une chute incontrôlable. Il ne comprenait pas pourquoi Rêve lui infligeait cela, peut-être était-ce trop tôt pour lui, peut-être n’avait-il pas le recul nécessaire pour le savoir. Le voyage offert par Rêve, bien qu’effrayant, était une véritable merveille, une expérience unique que jamais plus le prince déchu ne pourrait revivre.
Rien que pour cette raison, il lui serait éternellement reconnaissant. Pendant quelques secondes, Vaenys eut la chance d’être un véritable dragon. Alors, était-ce donc cela qu’il était ? Était-ce donc l’essence même des Vosdraak ? Les descendants de dragon au sang-pur. Bien sûr, il le savait, il l’avait même dit plus tôt. C’était ce que voulait son sang. La sensation d’être véritablement puissant, non pas parce qu’on est doué en magie, mais bien parce que l’on devient un être mythique, une légende parmi les légendes.
Des griffes aussi acérées que magnifiques, une peau autrefois pâle, devint des écailles impénétrables d’un noir aussi sombre que les limbes des ténèbres. Il n’avait plus peur, il se sentait surpuissant, capable de tout détruire sur son passage. C’était donc cela, être un dieu ? Ce n’était pas simplement être un mage puissant, ou un être dont le sang et la race étaient bien plus que rares ?
Il était plus puissant que son rival occupant le trône, il était plus puissant que les Titans, il était le centre du monde. Devant lui s’étendait tout un royaume dissimulé, qui n’attendait qu’une seule chose : être conquis par la toute puissance du Vosdraak, le Roi de la Pègre.
Ces ailes, d’un noir aussi sombre que la nuit, il les contrôlait, comme si elles lui appartenaient. Il était devenu un véritable dragon, ce pour quoi il était né. Il comprit qu’en un seul battement de ses ailes, il pouvait réduire à néant la surface, pour permettre aux souterrains de prospérer sans avoir peur de la mort elle-même.

Doucement, la chaleur du corps de Rêve s’éloigna de lui, tandis qu’il revînt doucement dans cette réalité aussi tranchante que terrifiante. Mais, quelque chose lui semblait étrange, une nouvelle sensation, de nouveaux muscles. Ces ailes, malgré l’illusion éteinte, demeuraient sur son dos. Ainsi était le cadeau de Rêve, pour ce service rendu. La possibilité de voler, comme à sa demande.
Ainsi, entendant la voix de l’entité démoniaque résonner dans son esprit, les prunelles du Vosdraak se perdirent dans son regard, avant qu’il ne tournât légèrement la tête vers la droite. Activant ce nouveau muscle, le prince déchu porta son aile devant son regard, puis se fendit d’un léger sourire, à l’attention de son interlocuteur.
« Oui, elles sont magnifiques. Je ne pourrai jamais te remercier suffisamment pour ce don que tu m’octroies. C’est une véritable délivrance que tu m’offres. Enfin, je peux me servir des ailes draconiques que mon corps dissimulait depuis tant d’années. » Répondit le Vosdraak, tout en maintenant ce délicat sourire qui décorait son visage.

Ses améthystes revinrent dans celle de l’entité démoniaque, puis, dans un mouvement qui lui était totalement inconnu, s’inclina légèrement, face à son interlocuteur, qui venait de lui faire un véritable cadeau. Une marque de respect envers celui qui venait de lui faire un incroyable cadeau.
« Je te remercie de nouveau, Rêve. Puissions-nous nous retrouver à l’avenir, Voyageur. J’espère de tout cœur que tu parviendras à accomplir tes objectifs. Si jamais tu as besoin d’aide, de mon Royaume, n’hésite pas une seule seconde à me le faire savoir, je serais véritablement ravi de te venir en aide une nouvelle fois. » Conclut Vaenys Draknys, épiant son interlocuteur, de ses prunelles d’améthyste.

"Fut-un-temps, mon intérêt s'était porté pour les coups de surins nocturnes, le monde de la nuit et les coups portés depuis les ombres. Une créatures aux autours de crocodile, forte comme trois bœufs et plus cupide encore qu'un dragon antique s'était attiré ma curiosité... Trop glaciale pour m'apporter les ressources dont j'avais besoin, elle m'a poussé à me désolidariser de ce que vous nommez... la Pègre."

Les bras immenses de la créature disparurent sous son épaisse cape de plumes éthérées, ne laissant dépasser de l'habit fantasmagorique que son visage indescriptible. Les tiges volatiles, trop éthérées pour sembler réelles, s'agitaient au gré des mouvements d'un vent que l'on ne percevait pas et donnaient une fois encore à la bête mythique l'aspect d'une entité dont on remettait perpétuellement en cause la simple existence.

"Je n'ai point d'ambition triviale à servir, prince héritier. J'offre mon aide à ceux qui le méritent car j'ai ainsi été conçu. Tu ne me dois rien, tu n'es nullement endetté, ta simple reconnaissance me suffit amplement. Ce que je souhaite ardemment, Vaenys, c'est de te voir accomplir les objectifs que tu t'es fixé pour ainsi bouleverser le déséquilibre causé par l'Empire du Dragon."

Voir Vaenys s'incliner face à lui constitua, pour l'égo inqualifiable de Rêve, une friandise des plus savoureuses. Ses détracteurs, bien souvent, l'avaient maudits en affirmant qu'il n'était capable que de puiser dans les ressources d'autrui et de changer un larcin en don. Rêve, n'ayant jamais douté de ses propres aptitudes, avait toujours su qu'il resterait capable de miracles malgré son ascension d'un domaine à l'autre. Les ailes majestueuses du jeune dragon étaient la plus parfaite illustration d'une prouesse de cet acabit et voir chez un être aussi influent une telle preuve de respect était des plus appréciables.

"Prend donc ceci, Vaenys."

Les plis du manteau d'obscurité dévoilèrent une dextre effilée dans laquelle était contenue une plume multicolore aux reflets ardents. Il s'agissait d'un talisman, une faible part de l'âme du Diable. Par l'intermédiaire de ce mystérieux artefact, le contact établi entre les deux être ne pourrait être aisément rompu.

"Je grandis, vois-tu ? Le simple fait de t'avoir rencontré et d'avoir pu échanger avec toi une part de ton odyssée m'a nourri, bien plus que tu ne peux l'imaginer. J'acquiers mon pouvoir par la foi que les êtres conscients placent en moi. Chaque âme prenant connaissance de mon existence, chaque individu capable d'entrevoir la grandeur de mon œuvre, tous alimentent ma croissance. Fais part au monde de nos exploits communs, murmure leur la genèse de tes ailes. Au contraire des Titans, je rends l'amour que l'on m'accorde."

La plume gorgée de pouvoir ancien fut abandonnée aux mains du Vosdraak et l'être aux mille visages vint se revêtir une fois encore d'un océan de pénombres, disparaissant lentement mais sûrement pour venir ne faire qu'un avec la douceur de la céleste lueur nocturne. Seuls deux iris luminescents subsistèrent dans l'obscurité puis, dans un battement d'ailes assez effroyable pour soulever une bourrasque, le monstre mythologique disparut en ne laissant derrière lui qu'un fantomatique message :

"Transmet ta foi en moi aux mortels et la fortune te sourira éternellement, héros oublié."