Le ciel est une toile, une peinture bariolée de teintes roses, fushia, rouge, oranges, jaunes, et son artiste inspiré s’est evertué à faire ressortir ce soir tout le spectre de sa palette. Le soleil qui approche l’horizon illumine la voûte azurée de couleurs plus chaudes, et fait ressortir le noir nécrotique de la terre désolée.

Le Shoumeï.

Lune fatiguée, baisse les yeux, triste. Ses deux perles noires fixent avec mélancolie ce terreau jadis nourricier est désormais sale, noir, calcifié. Mort. De pitié, la jeune fae l’arrose d’une larme qu’elle cueille du bout de son doigt blanc au creux de son oeil, qu’elle dépose au bout d’une fleur au creux d’une racine. Rare est la végétation encore debout dans ces étendues vastes de néant aride, alors qu’autrefois…

Elle secoue la tête, elle refuse d’y penser, son coeur se resserre parce que les souvenirs affluent, tout ce qu’elle a perdue, tout ce qu’elle n’a plus. Le regret est maintenant l'apanage de sa solitude et de son obscure voyage. Elle regarde l’arbre, c’est un chêne solitaire. Il est prisonnier de cette terre, entravé par ses racines comme des chaînes mortifères, et pourtant la fée trouve une certaine beauté dans la résistance héroïque dont fait preuve ce vieil arbre, à refuser de mourir malgré l’adversité qui s’acharne sur lui. La main fragile de Lune caresse l’écorce du tronc sans trop appuyer, afin d’éviter d’y laisser sa peau si facilement écorchée.

”Dis moi Grand Chêne, tu te surpasse depuis longtemps pour continuer d’exister mais ton combat devient-il plus facile?” La petite ouvre ses bras, étreignant le bois avec un trémolo dans la voix. ”Tu es toujours debout, toujours en vie malgré le trépas de tes amis et pourtant tu te dresses avec fierté au milieu de l’immensité. Je ne sais pas si je saurai en faire de même, je ne suis pas aussi forte que toi, mon esprit est trop meuble et mon corps est gracile.”

Si frêle d’ailleurs, que la faiblesse la prend sur l’instant. Loin de sa moitié, son âme déchirée est désorientée et elle sent ses forces s’amoindrir au fur et à mesure que la distance se creuse, elle n’aime pas quand Crow est obligé de partir, mais c’est comme ça, qu’importe si elle est peureuse. Seule elle se sent trop vulnérable, à la merci des vents, du premier aléa qui ne manque pas de rôder dans les plaines inhospitalières du continent ravagé. Pourtant si elle cédait à ses propres caprices il lui serait impossible d’avancer, Crow est le chasseur, et elle la protégée, le béhémoth veille sur elle mais si elle ne la laisserait pas s’éclipser elle se mettrait en danger. Il est important, de manger.

Savoir que l’absence de son compagnon est nécessaire ne la rend pas moins désagréable, Lune a la tête qui tourne, ses pensées tourbillonnent et elle titube un petit peu. Elle s’appuie sur le chêne séculaire et respire avec peine, la fatigue s’intensifie, elle s’autorise fortuitement une sieste à l’ombre de l’arbre salutaire. Il est normalement déconseillé de s’endormir n’importe où dans ces contrées, tant les monstres l’arpentent sans cesse à la recherche de victimes à éventrer, qu’ils soient des reliquats titanesques de la guerre ou des collatéraux infortunés, corrompus au même titre que Lune et son ami corvidé. Si l’arbre est cependant parvenu à subsister c’est qu’il se trouve donc hors de portée des énergies néfastes et horrifiques, il constitue un sanctuaire pour les voyageurs, un relai pour la vie au milieu du silence. Se frayant une place à la base de son écorce, la fée se cale entre deux racines et ferme ses yeux mouillés, emmitouflée dans son châle, au creux de la sentinelle végétale, elle se sent en sécurité. Son esprit sombre bientôt, emporté par les songes d’un monde plus beau.

Son sommeil est malmené, ses pensées sont tourmentées. La petite fae se fait poursuivre même dans ses rêves par le malaise qui semble s’acharner pour qu’elle en crève, et elle s’agite, elle gémit et elle souffre, elle subit. Bientôt le mal se meurt, le bien sommaire qui la traverse lui fait l’effet d’une brise fraîche contre sa peau enflammée. La sensation d’éloignement qui se dissipe commence par adoucir ses songes avant son coeur, elle rêve, elle rêve que la vie d’avant revienne, elle voit les vallées de Shoumeï, les vieilles vignes au bord de la forêt, il n’en reste plus que ces vestiges de son subconscient auxquels elle s’accroche désespérément et elle le sait, mais l’espace d’un instant ça n’a plus d’importance, car elle y est, et elle le vit. Pendant un cours moment, Lune va bien. Puis tel une friandise cruellement arrachée à un enfant, comme l’appât trompeur au bout du hameçon, elle replonge dans la noirceur glaciale du réel. L’émergence est d’autant plus brutale que la brume de la somnolence est toujours un peu là, lui rappelant une réminiscence d’à quoi elle a eu droit, pour pouvoir mieux y laisser le vide en le lui retirant.

La fae sans ouvrir ses yeux, se recroqueville en soupirant. Lune se concentre sur ses sensations contradictoires, l’attaque de la solitude est sordide, comme toujours, elle s’immisce dans le moindre recoin et calfeutre son esprit contre toute once de sérénité, le coeur serré, elle expire avec triste tendresse en laissant s’échapper une à peine audible plainte.
D’un autre côté, son ventre n’est plus autant noué, alors ses jambes ramenées sur son estomac se dépliant et la petite fae roule sur le dos pour ensuite s’asseoir. La petite fae à la peau blanche comme le camélia ouvre ses deux yeux noirs comme la suie, et si elle quitte la douce-amer nappe de brouillard de la narcose, elle enfouit maintenant ses perles dans une nouvelle chappe d’ombre. En forme de loup. Dotée de deux yeux rouges. Avec de grandes dents.

Lune écarquille soudainement ses mirettes d’encre et réprime un hurlement d’effroi, la nature l’a plus élevé que quiconque, et la proie tétanisée prise au piège devant son chasseur sait malheureusement que le silence et l’inaction est la meilleure des issues. Les frêles mains de la femme s’aventurent lentement sur le sol, à la recherche instinctive de quoi que ce soit qui puisse l’aider, sa paume rencontre une pierre, elle l’enserre.

C’est là qu’elle remarque les autres.

Pas seulement la meute, mais le meneur des lupins, une apparition noire sépulcrale dont la vision suscite une montée soudaine d’angoisse chez la fae. Lune reporte son attention sur les loups anormalement dociles, puis à nouveau sur la figure sinistre, elle se sent livide, sans savoir si elle est rassurée que la meute ne soit pas sauvage mais qu’elle se retrouve maintenant à la mercie d’un lugubre inconnu. Blottie de tout son être contre le tronc misérable de l’arbre valétudinaire, Lune desserre difficilement ses dents bloquées par la torpeur pour demander d’une petite voix étranglée:

”Q-qui êtes vous?”

U n masque noir comme ses propres yeux, l’étranger se tient debout, il n’a pas l’air de craindre les ombres et semble même être l’alpha de la meute de loup. Lune est terrorisée, tétanisée, comme un lapin elle est prise au piège, clouée contre les racines de l’arbre elle s’enfonce un peu plus dans la neige comme si elle pouvait y disparaître à la force de sa volonté. Elle ne peut se permettre de laisser sa peur paraître devant de tels prédateurs, elle devrait faire forte figure, afficher une confiance inébranlable, mais il n’y parvient pas, les apparitions de mauvaise augure et l’absence de son protecteur lui font faire pâle figure. La silhouette commence à l’assaillir de questions pressantes, d’abord insistantes, elle se fait rapidement plus dure, plus menaçante. La muette l’écoute en silence et la peur se transforme en panique, sa poitrine se soulève, ses yeux s’embrument comme ces terres maudites et elle n’ose même plus trembler de peur que le moindre frisson ne la fasse dévorer par les engeances de cet invocateur. Lorsqu’enfin le nouveau venu lui fait comprendre qu’un geste de sa main suffit à broyer son corps menu, elle hoche frénétiquement la tête sans mot dire, habitée par la crainte de ce que cet inconnu pourrait lui faire sans même redouter le pire.

L’ultimatum qu’il lui fait est pareil à un coup de fouet, sa main vient instinctivement chercher refuge sur son sternum et elle ouvre ses lèvres blanches, ses paroles portent en elles l’espoir de son salut, elle attend que le destin ne tranche:

”JJje m-m’ap-pelle Lune. Je ne suis pas un démon, je ne suis qu’une fae.” Se rendant compte que son apparence n’aidait en rien l’invocateur à lui faire confiance. ”Je m’appelle Lune, mon vrai nom c’est Alune ex Cieri, je n’ai plus d’ailes m-m-p’parce que…” Ses grands yeux noirs alternent entre le masque intimidant et les loups pas plus rassurants. ”Je… je les ai perdues. Pitié.” Sa voix se brise. ”Je ne veux pas mourir.”

C’était bien la première fois qu’elle témoignait d’une telle magie, si Père et Mère étaient de puissants érudits et maîtrisaient nombre d’arcane dont certaines parfois constituaient des interdits, jamais n’avait-elle pu voir en action les ombres se plier à la volonté d’autruis de cette façon. Elle avait eu le temps dans ses années de solitudes passées dans la bibliothèque de ses parents à tromper vainement sa lassitude, d’éplucher les écrits et les recueils amassés par les deux faes et d’en explorer les subtilités. Lune savait donc que certaines magies pouvaient usurper les âmes et manifester des serviteurs mais ce n’est pas parce qu’elle comprend ce qui se trouve en face d’elle qu’elle en a moins peur. Étouffant un hoquet, réprimant son anxiété en même temps que ses pleurs elle parvient à murmurer entre deux soubresauts malmenés:

”Laissez-moi juste partir, je vous en supplie. Pitié. Je ne voulais pas, je-je, je suis désolée.”

Cruelle ironie du destin qui prend à la tourmenter un plaisir malin, c’est à ce moment même qu’elle ressent dans son ventre un allègement certain. Comme par un irrépressible réflexe malheureux, la petite fae baisse la tête et écarquille ses yeux, ses lèvres tremblent et seuls deux mots n’en sortent:

”Oh non.”

L’être humain n’est pas fait pour regarder les cieux, en l’absence d’un cri d’annonce ou du passage d’une ombre sur le sol rugueux, rien ne vint annoncer la descente en piquée du Gardien et son atterrissage brutal en embrochant de son bec effilé un des chiens. Le reste de la meute est forcé de reculer pour échapper au balayage des serres acérés et la créature béhémoth rugit en un cri de colère féroce, indignée qu’en son absence on ait osé s’en prendre à sa petite protégée. Quelque peu rassurée de savoir près d’aile son allié aux plumes de jais, l’accalmie temporaire cède rapidement sa place à l’affolement alors qu’elle réalise le gouffre de puissance entre l’archimage des ténèbres et le colosse à la robe d’ébène.



”Non! Crow! Couché, tout doux Crow! Je t'en supplie écoute moi!”

La voix de la maîtresse ne parvient pas à calmer l’ire du mastodonte, mais conditionné à respecter ce son il ne poursuit pas son assaut, préférant maintenir la distance avec les lupins aux yeux grillots.

L e revirement de situation est incompréhensible pour la petite fae perdue, elle ne comprenait déjà que difficilement ce qui lui arrivait et maintenant elle ne sait plus, doit-elle se sentir menacée par sa proximité avec cet étrange individu? Elle n’est pas sure de devoir saisir cette main tendue, Lune jette un regard à l’étalon debout à côté d’eux, son pelage noir et sa crinière volatile écartent tout doute sur sa nature ombrale, son attention vacille et elle hésite un instant, mais quand l’archimage s’attaque à son ami des cieux elle pousse un glapissement de peur avant de ravaler son effroi aussi soudainement qu’elle n’a sursauté, elle reste d’abord sans voix devant l’effet du sortilège cécitaire et développe un mélange d’admiration et de crainte devant tant de talent. Cependant elle se doit d’intervenir pour empêcher la mésentente de dégénérer en dramatique, elle repousse délicatement le bras tendu du chevaleresque inconnu et avance vers le béhémoth colérique:

”Ne vous méprenez pas, il est en réalité très docile mais il ne supporte pas me voir menacée, Crow, couché!” Mais la bête aux yeux noirs forcée de contempler le reflet de ses propres pupilles ne semble pas se calmer. ”Crow! Ça suffit!” La voix de la fae se fait plus sévère et en entendant la fermeté de la fille, l’animal se tient plus tranquille. ”Couché! Cou-ché! Crow couché j’ai dit!”

Le Gardien finit par complètement s’affaler par terre avec un croassement de mécontentement,  Lune vient alors se poster devant lui et caresse de sa main une des plumes de jais, lentement, doucement, elle se retourne vers l’étrange personne qui lui avait à l’instant proposé de s’enfuir et maintenant que le calme revient, elle lui demande avec un timide sourire:

”Je vous présente Crow, c’est mon ami et c’est grâce à lui que j’ai pu survivre en ces lieux, il est susceptible quand il s’agit de ma sécurité alors il a mal réagit parce qu’il ne vous connaissait pas mais je vous assure qu’il est gentil. N’est-ce pas?” Sa petite main blanche disparaît sous les vexilles noirâtres pour aller caresser la peau de son compagnon opiniâtre, malgré la nuit qui subsiste toujours dans l’esprit de l’animal il demeure confiant en sentant le touché de la main de velour. ”Et vous, comment vous prénommez-vous?

Si Lune s’est un peu détendue elle n’oublie pas pour autant les menaces que cette personne avait d’abord prononcé à son encontre, elle comprend l’origine du malentendu mais elle demeure sur ses gardes, les impétueux sont dangereux par essence et elle ne sait pas quel visage l’étranger lui montre.

”Votre magie est incroyable, c’est la première fois que je témoigne d’une telle maîtrise arcanique, qu’est-ce qu’un sorcelier tel que vous fait dans ces terres désolées? Il n’y a rien ici mis à part la désolation et l’âpreté.”

Un grondement étouffé naît du gosier de l'oiseau de proie comme pour approuver ses dires, Crow est affecté par cette magie et peine à se mouvoir mais il se redresse sans faiblir et se poste derrière sa petite protégée. La fae blanche, a la peau opaline, le corbeau noir, à l'expression maligne. Ensemble ils ne sont qu'un et c'est d'autant plus flagrant lorsque la créature encadre la jeune femme immaculée de ses deux appendices ailés de jais, debout devant le ventre dressé du corvidé, les yeux de Lune aussi noir que le masque du Baron sont l'écho de ceux du Gardien qui la domine.

L une écoute cet inconnu parler et au fil de sa logorrhée la petite fae entrouvre sa bouche, les vantardises pourtant évidemment arrogante et narcissiques de l’égo adoré de ce mage passent complètement au dessus de la tête de la petite, sa présentation fait mouche, elle croit dur comme fer à la véracité de son message. Qu’importe son accoutrement hétéroclite, les manifestations ombrales et l’effet que les menaces avaient laissé dans son esprit malléable ont travaillé les pensées de la gamine et effrité sa méfiance friable. Elle sait pourtant bien à quel point l’espoir lui est interdit, parce qu’à chaque fois qu’elle l’a ressenti elle en avait toujours immédiatement pati, mais s’il s’agit véritablement du plus grand sorcier du monde, peut-être saurait-il aider le corbeau géant et sa protégée vagabonde? Sûrement pourrait-il par un quelconque rituel purger le fardeau que les Titans ont infligé au duo miséreux? Le visage de la fae s’illumine d’admiration et elle écarquille grand ses prunelles, un sourire orne ses lèvres et l’espace d’un instant elle semble être heureuse, son faciès se fait de plus en plus radieux quand le fameux Vaenys lui propose de l’accompagner dans son périple jusqu’au Doreï, elle calme sa liesse par tout les dieux, contente de pouvoir lui être utile, si elle ignore tout du Reike elle connait très bien le Shoumeï!

”Ce serait avec plaisir! N’est-ce pas Crow?” En entendant son nom dans la bouche de la fae être prononcé sur un ton aussi enjoué, le Gardien comprend que la situation n’a décidément plus rien d’une confrontation. La bête pousse un croassement bref d’approbation et love sa tête contre Lune sans sommation. ”Eeeh, arrête un peu, tu vas me faire tomber hihi!”

Sa petite main blanche se perd dans les méandres des vexilles et caresse les étendards des plumes, ses doigts en comparaison font office de frêles brindilles à cause de la différence de volume. Lune reporte son regard sur Vaenys avec des yeux pétillants et lorsqu’elle reprend la parole, elle s’exclame d’un ton égayant:

”J’adore la magie! Je l’ai beaucoup étudiée dans la tour de mes parents, je ne suis pas aussi douée qu’eux mais je me débrouille quand même un peu…” Elle s’abstient d’ajouter tout commentaire quand à la perte de ses talents, elle ne tient pas devant le mage élémentaire à le décevoir inutilement. ”... mais aujourd’hui, il n’en reste plus grand chose, elle était située quelque part à côté de Bénédictus, alors… quand les Titans sont descendus… ” Son expression se ternie un peu et semble mélancolique, seul la réconforte la caresse consolante du bec de Crow, la beauté contemplative de cette tristesse lui donne des airs angéliques, amplifiés jadis par la présence d’ailes membranées et par le teint opalin de sa peau. ”Je n’ai plus nul part où aller désormais, avec Crow on a déjà essayé de… de s’approcher des gens, des villes, mais… enfin.” Elle déglutit, son regard s’assombrit. ”C’est pour cela qu’on erre à Shoumeï, ces terres sont peut-être inhospitalières mais elles ont le mérite d’être… franches.”

La petite fae tapote du plat de sa main un des radius de son colossal Gardien, la bête s’abaisse à son niveau et permet à la jeune fille fluette d’escalader son dos. Juchée en haut de la créature, elle invite le Baron à s’approcher en s’exprimant à son attention :

”Voler est plus rapide et plus sûr que la terre ferme Vaenys, alors on va au Doreï?”

R iant avec légèreté, Lune est ravie de pouvoir proposer une première au plus grand mage du Sekaï, ne relevant même pas l’incohérence de ce discours, elle préfère ne pas se questionner et approche de son ami ailé. Elle a passé sous silence la proposition de Vaenys de l’emmener à Kyouji, si elle apprécie son invitation, elle contient une faille: Lune a horreur des villes et elle angoisse simplement à l’idée d’y aller. Alors que Crow se baisse pour la laisser monter, elle regarde avec une certaine inquiétude l’homme masqué tendre un bras vers le corvidé pour l’enfouir sous son plumage. Elle sait que son ami se fait déjà violence pour se laisser ainsi approcher mais ce contact là lui paraît bien trop familier pour sa tolérance. Pourtant il se laisse faire, la petite est habituée à lire son comportement et elle y décèle sa tension, mais il se tient tout de même sage. Soulagée de constater qu’ils arrivent à s’entendre, elle se tourne ensuite vers l’homme masqué qui lui propose son aide. Elle a encore un peu d’appréhension à son égard mais au final derrière ces barrières se cache peut-être un coeur tendre, alors sans plus se faire prier, Lune lui donne sa main, non sans écarter de son esprit la crainte que sous la poigne gantée sa propre peau ne cède. Sa fragile dextre dans la sienne, elle lui adresse un sourire timide, ses pommettes fléchissent ses grands yeux noirs et elle monte sur la bête cryptide avant de s’arçonner entre les géantes plumes moires. Elle tend son bras fragile vers Vaenys en retour:

”Je peux t’aider à monter mais ne tire pas trop sur ma main, ma peau est fragile et elle se déchire facilement… c’est… c’est dû à un accident.” Elle sait qu’elle n’est pas une bonne menteuse mais elle espère simplement que Vaenys ne chercherait pas plus loin. ”Viens, tu vas voir, c’est une sensation vraiment grisante, et ne t’en fais pas…” Le sourire de la fae se veut rassurant. ”Je sais qu’il n’en a pas l’air mais Crow est très attentionné!”

La preuve en est qu’elle est toujours en vie, ce ne serait vraiment pas le cas si elle n’avait pas son excellent Gardien pour lui tenir compagnie. Alors que le Baron monte sur le dos du béhémoth protecteur, la gamine nichée devant lui dépose ses mains contre la peau vallonnée de leur monture. À l’écoute, Crow attend le signal de sa fille chérie pour s’envoler, et quand la petite le tapote de deux doigts d’un rythme joueur, il se redresse, et déploie son envergure, d’un seul battement puissant, ils s’élèvent de quelques mètres et commencent à avancer dans les airs. Lune entend derrière elle la réaction de l’inconnu qui ne sait plus où se mettre, elle rit innocemment avec une candeur légère, partager une telle expérience dont elle a maintenant l’habitude avec quelqu’un qui la découvre pour la première fois lui apporte une certaine chaleur, elle est presqu’un peu surprise par cette douceur inopinée qui traverse son coeur. Mettant de côté cette sensation nouvelle, elle se concentre sur le domptage de Crow pour le diriger vers le Doreï, un endroit qui a survécu a une grande partie du cataclysme et est maintenant un des derniers havres du Shoumeï. Naturellement Lune ne s’y est jamais trop aventurée, elle a trop peur des endroits peuplés pour aller les approcher. Une fois que les deux comparses survolent les nuages et s’aventurent dans le ciel, Lune semble se souvenir subitement de ses questions existentielles, elle se tourne vers le reikois et lui demande avec sérieux:

”Dis moi Vaenys, tout à l’heure tu avais affirmé être le Roi de la pègre, ne t’en offusque pas mais je dois t’avouer que je ne sais pas où ce royaume se trouve. J’ai vécue seule dans la tour de mes parents, et eux mêmes n’étaient pas très présents, beaucoup de ce que je sais me vient des livres de leur bibliothèque et ils étaient surtout remplis d’ouvrages de magie et d’alchimie, je n’ai jamais vraiment fréquenté qui que ce soit, je sais seulement qu’il y a beaucoup que j’ignore.” Se rappelant d’un coup que son passager n’est pas habitué au grands vols, elle s’enquiert de son bien-être, ”Est-ce que ça va Vaenys? D’ailleurs, que vas-tu faire au Doreï? Quelle est cette affaire pressante que tu dois régler? Peut-être que je pourrai t’y aider?”

É countant attentivement les explications de l’inconnu masqué, Lune se sent un peu perdue et a du mal à comprendre comment un royaume peut s’étendre sur plusieurs terres d’autres nations, mais elle ne dit rien et espère plutôt que sa confusion ne se fasse pas remarquer. Elle n’a pas envie d’irriter le monsieur qui l’accompagne aussi bien par crainte de sa colère que par souci de lui rester agréable. Il est rare pour Lune de trouver des gens qui souffrent sa présence, non seulement à cause de Crow mais surtout de son apparence, alors pour une fois qu’elle rencontre quelqu'un d'aimable, elle fait un effort véritable. Elle esquisse cependant une grimace de plus à l’abri de son regard, quand son passager l’invite encore à venir le suivre jusqu'à Kyouji, rien que de penser aux grandes ville son dos lui fait ressentir quelques picotis et il faudra bien qu’elle lui en parle tôt ou tard.

”Oui je comprend! Nous t’aiderons, tu n’auras pas à t’en faire.” Fait-elle avec un grand sourire, pouvoir prêter main forte à quelqu'un la rend un peu fière. Elle n’a pas l’habitude de rendre de service, mais ce n’est pas par caractère tant que par manque d’occasions.

Quand elle écoute Vaenys poursuivre sa prise de parole, elle se retourne subitement sur le dos du Béhémoth pour lui faire face, la surprise sur son visage témoigne de la sincérité de son ignorance, et même si elle ne comprend pas en quoi sa familiarité avec l’héritier relève de l’audace elle se dit avoir eu beaucoup de chance. Elle se serait certainement attirée des ennuis si la situation s’était mal passée tantôt et elle se sent d'autant plus contente d’avoir réussi à calmer Crow, surtout que l’archimage étant le plus puissant arcaniste du Sekaï, elle n’aurait pas donné cher de sa peau. Elle accuse tout de même ce que dit le prince déchu et reconnaît la gravité de son propos:

”Je suis désolée que tu aies ainsi perdu tes parents, ce Tensaï m’a l’air d’être une personne vraiment méchante, peut-être qu’on pourrait t’aider à le retrouver?” Lune tait la question qui lui naît ensuite sur les lèvres, elle n’était pas sure d’avoir bien compris mais il lui paraît étrange que Vaenys soit à la fois l’héritier du Reike et le Roi de la Pègre, ne devrait-il normalement pas être le souverain de l’un ou de l’autre? ”Mes parents étaient de puissants magiciens eux-aussi, mon père surtout. Ma mère possédait un don unique qu’elle m’a transmit et mon père a réussi à l’apprendre, il était vraiment très fort. Ma mère aussi, mais… je crois qu’elle était malade, je ne l’ai plus vue depuis si longtemps que je ne m’en souviens plus très bien, mais les souvenirs que j’ai d’elle sont toujours en fauteuil, je l’ai rarement vue debout. Un jour elle est partie, elle nous a laissé et je ne sais pas où elle est depuis, mon père n’a jamais voulu me le dire. Par contre mon père lui, il est resté, on a habité tout seuls dans la Tour pendant bien… quatre vingt ans ou quelque chose comme ça, mais il était souvent occupé avec ses travaux alors je ne lui parlais même pas tant que cela. C’était ennuyeux dans la Tour… Ça fait des années que je ne l’ai pas revu, en fait, je ne sais même pas si Père est encore vivant.” Sa voix connait un léger trémolo, elle laisse sa peine transparaître sur son visage. ”Le jour où les Titans sont descendus sur Benedictus, il devait être en voyage là bas, il n’est jamais revenu à la Tour alors que je l’y ai attendu pendant des semaines et des mois.” Lune semble éteinte, son expressivité habituelle remplacée par une gravité pesante, puis elle lâche un petit rire forcé avant de s'égayer. ”Il est très fort, alors je ne me fais pas de soucis, un jour je le retrouverai, j’en suis certaine!” La petite fae se retourne alors vers l’homme aux traits masqués et lui dit avec un sourire plein d’espérance, ”Et vous vous aurez un jour justice sur ce Tensaï, j’en suis certaine aussi!”

En contrebas, les grandes plaines désolées du Shoumeï commencent à céder leur triste place à celles toujours verdoyantes du Doreï, Lune apprécie toujours la vue céleste de l’oasis, mais sa haute fréquentation la dissuade souvent d’y poser pieds à terre. Aujourd’hui c’est différent, avec Vaenys pour assurer ses arrières elle ose un peu plus s’aventurer, mais le souvenir de sa dernière excursion auprès de ce qu’on qualifie normalement de ‘gens civilisés’ attise encore sa peur. Elle sent grandir dans son ventre une boule de frayeur et tente de faire son mieux pour l’écarter de ses pensées.

J ettant un regard inquiet derrière elle, Lune commence à s’interroger sur le bien fondé de sa décision, suivre Vaenys avait-il réellement été un choix judicieux, ou s’était-elle embarquée dans une entreprise qu’elle regretterait? Elle comprend bien qu’il n’a rien écouté de ce qu’elle lui a raconté au décalage de sa réaction mais n’ose pas le reprendre, c’est le mage le plus puissant de Sekaï et il a vaincu un Titan tout seul, elle préfère donc rester en retrait. La petite fae dont la peau miroite les cheveux opalins du Vosdraak suit en silence le maître des ombres, sa petite silhouette trottine anxieusement derrière lui et elle se retourne pour lancer un ordre à son Gardien en désignant ses pieds. Le corbeau béhémoth lui renvoie son regard avec ses yeux emplis de ténèbres et n’a pas besoin de se faire prier deux fois, le signal est clair, il la suit de près. La jeune Alune observe attentivement le mage tout en marchant, elle se demande où il les emmène, ses doutes commencent également à la travailler un peu plus lorsqu’elle se rend compte qu’elle va devoir rencontrer d’autres personnes. Sa crainte se justifie d’autant plus en apercevant le bâtiment au loin et à la vue des gens aux alentours, son sang se glace dans ses veines. Elle hésite, chancèle, s’arrête un instant alors que le mage l’ignore, la présence d’autrui change pour elle toute la donne.

C’est à ce moment qu’elle se rend compte de son erreur, elle n’accompagne pas Vaenys où il va, c’est lui qui la mène à la baguette après lui. Elle voudrait lui dire qu’elle ne veut plus le suivre, qu’elle souhaiterai plutôt partir, mais elle a bien trop peur du Vosdraak pour oser le contredire. Elle se résoud donc à avancer, sa respiration saccadée témoigne de sa frayeur tout comme ses yeux écarquillés par la peur qui y luit. À l’approche du bâtiment, elle se précipite en courant derrière le Roi de la Pègre pour se cacher derrière sa carrure, elle se serait volontier réfugié derrière Crow mais sous l’injonction du tueur de Titan elle n’hésite pas un seul instant. Dissimulant aux clients du mieux qu’elle le peut sa frêle carrure, Lune sent son estomac se nouer lorsque l’homme lui demande de passer devant et d’entrer la première. Elle jette un oeil paniqué à l’intérieur et regarde tout ces gens étranges, sa bouche se tord alors en une grimace de détresse et elle dévisage Vaenys dans une silencieuse prière, espérant y lire une quelconque réponse plus favorable, qu’ils repartent d’ici, que son avis change. Point de tout ceci et le Vosdraak la pousse doucement d’une main dans le dos pour la faire rentrer sous les regards curieux et surpris des autres consommateurs. À l’extérieur de la taverne l’agitation est palpable, que ce soit Vaenys dans son illusion de monde dont il sert d’épicentre ou Lune obnubilée par sa peur panique, ni l’un ni l’autre ne remarque que le corvidé géant suscite la terreur. Les clients dans la taverne ne pouvant voir la présence du béhémoth ne peuvent que s’interroger sur les cris qui leur parviennent, mais les piliers de ce bar sont pour la plupart trop occupé par le fond de leurs chope pour se soucier de ce qui passe pour une simple bagarre d’ivrogne. Lune tout aussi alarmée que les errants qui s’enfuient a les yeux baissés timidement sur son ventre, elle n’a pas besoin de lever la tête pour savoir que l’attention est attirée par l’étrangeté de cette peau qu’est la sienne, elle peut sentir les oeillades appuyées qui l’auscultent et si elle saisit la haine angélique qu’elle relève dans certains coups d’oeils, elle ne comprend pas expression bizarre qu’elle décèle chez d’autres souls. Se préoccupant donc uniquement du mage à ses côtés, le tenancier a le temps de les servir que Lune n’a toujours pas compris la question qui lui était adressée. Qu’importe ce qu’elle veuille, si ce n’est partir d’ici, loin, retourner avec Crow, calmer sa panique, sa respiration et son poul.

La chope de liquide puant en main, elle porte l’objet à son nez et renifle courageusement la boisson houblonnée, l’amer n’est pas un goût auquel elle est habituée mais elle n’ose pas contrarier le mage blanc, alors elle porte la blonde liqueur à ses lèvres et en goutte une première gorgée. Le goût immonde de l’alcool complète le haut-le-coeur démarré par la frayeur et la petite tombe à genoux en sentant venir un relent, elle renverse ainsi le reste du broc au sol et se retient de vomir, c’est l’effroi qui la saisit au tripes qui la pousse à se relever et en pivotant sur ses talons elle se rue sur la sortie en éclatant en sanglots, terrorisée.