On n'a jamais la paix [PV Draven]

Juin de l'an 5

Alaric resserra un pan de sa cape autour de lui en contournant la place du marché. C'était plus un geste machinal que par peur d'avoir froid. Bien que la soirée venait de commencer, avec les derniers lambeaux rougeoyants du soleil couché depuis peu, il ne tenait pas à attirer l'attention. Une habitude qu'il avait toujours eue, bien avant sa perte de rang. Il réajusta sa capuche, qui couvrait à moitié sa tête. Avoir un minimum de tenue suscitait moins de curiosité que s'il avait l'air négligé. Avec un peu de soin, on paraissait moins suspect. Bon, maintenant qu'il était dehors, il devait se concentrer sur sa mission de la soirée : trouver ce pourquoi il était sorti.

Autour de lui, les dernières traces d'activité de la journée disparaissaient. Les étals du marché étaient vides, et les boutiques environnantes fermaient leurs portes et volets. Les visiteurs diurnes étaient rentrés chez eux depuis longtemps. À présent, c’étaient les activités plus... nocturnes qui prenaient place. Une odeur de bois et de charbon refroidissant se mélangeait aux senteurs des repas mijotant dans des marmites, ainsi qu’à des relents moins agréables.

Alaric se fichait bien de toutes ces odeurs. Il y était tellement habitué à Kyouji qu'il n'y prêtait plus vraiment attention. Son seul souci était de trouver un endroit tranquille où poser ses miches et boire un coup.

Muté depuis peu dans une des casernes de Taisen, c'était sa toute première vraie permission depuis qu'il avait été destitué de son rang. Depuis sa déchéance... Cette pensée ne l'émouvait presque plus. Bien qu'il se trouvait toujours tout en bas de l'échelle, plus bas qu’un soldat lambda, il avait enfin l'autorisation de sortir sans surveillance. Pas de garde à ses basques pour s'assurer qu'il ne commettrait pas d'imprudence. Ça lui faisait encore drôle, d’ailleurs... retrouver un semblant de liberté lui semblait presque bizarre. Il décida de ne pas s'attarder là-dessus pour l’instant. Ce soir, il voulait juste boire dans un coin tranquille, loin des "compagnons d'armes" et des sous-officiers casse-couilles. Il voulait du calme, boire un coup sans qu'on vienne l'emmerder.

Pour cela, il devait trouver une taverne dans les petites ruelles bordant la place du marché. Il en connaissait bien une ou deux, mais avec son passé, il préférait les éviter. Peut-être plus tard, il y remettrait les pieds. Mais pour l’instant, vu les circonstances récentes concernant sa position au sein de l'empire, la prudence était de mise.

Après plusieurs minutes à errer dans les ruelles, il finit par trouver une taverne qui ne payait pas de mine, exactement ce qu’il cherchait. Une bâtisse discrète, pas trop grande, avec une enseigne usée où l'on pouvait à peine lire : « L’Écu Fêlé ». Il poussa la porte sans hésitation. L’intérieur était sombre, peu éclairé, avec juste assez de chaleur venant de l’âtre pour que l’air ne soit pas glacial une fois la nuit bien installée et la fraîcheur désertique tombée.

Parfait

Ici, pas de soldats en uniforme, juste des habitués du quartier, quelques voyageurs de passage… des gens qui, normalement, devraient le laisser en paix. Il choisit une table dans un coin et fit un signe au tavernier, qui aurait eu meilleure mine s'il souriait un peu. L’homme, un vieux bougon aux épaules larges et aux cheveux gris, lui apporta une chope de bière sans même lui demander ce qu'il voulait. Pas surpris par cette commande un peu forcée, Alaric déposa quelques pièces sur la table et garda sa bière en main, attendant que le tavernier retourne derrière son comptoir. Une fois seul, il prit une petite gorgée pour tester le breuvage. La bière était forte, amère, mais ça lui convenait. Il devait juste s'assurer de ne pas trop se laisser aller et de ne pas finir ivre mort. Il avait sa permission, certes, mais il ne comptait pas dépasser les limites imposées.

Il porta à nouveau la chope à ses lèvres pour boire une plus longue rasade. Peut-être qu’il finirait par se prendre un truc à manger…

Juin An 5, sous le ciel de Taisen.

« Tiens Draven, tu sors à cette heure-là ? Je croyais qu'on devait se reposer avant notre prochain contrat au Nord ? »

La petite voix rocailleuse de Lira Ombreclaire perça le silence du petit cellier abandonné qui nous servait de planque. Kael Demimain dormait déjà à poings fermés, ronflant et visiblement devenu le mage héroïque qu'il rêvait dans son monde illusoire. J'avais enfilé une longue cape ébène, le visage à moitié camouflé sous une fine capuche de même couleur. Une mèche brune et une blanche sortaient par l'avant, laissant entrevoir mon œil unique. Il y a de ça quelques heures, j'avais reçu une missive par l'intermédiaire de petits oiseaux de personne plus haut placés que moi dans la pègre. Il ne s'agissait pas d'un convoi de marchandises ni d'un assassinat, mais plutôt d'une mission que je n'avais pas effectuée depuis plusieurs années maintenant.

Je devais partir à la recherche d'un homme : Alaric Nordan. Sur le papier, il était désormais un homme tout à fait lambda, engagé dans les forces de l'ordre et petit soldat de base. Cependant, il semblerait que son nom cachait un passé bien particulier et que la vocation d'homme d'arme n'avait pas été son premier choix. De nombreux marchés commençaient à s'ouvrir par le biais de la corruption de la jungle environnante. Tout ceci demandait d'être particulièrement prudent et de posséder des connaissances sur le sujet. Ou du moins des contacts. Visiblement, ce bon vieux Alaric possédait un passif avec la pègre, notamment dans la contrebande de ressources. Il s'agissait alors de reprendre contact avec cet homme à la demande de mon client. Une simple affaire de prime abord, mais qui comportait de nombreuses zones d'ombres.

« Désolé, j'ai affaire à l'extérieur. On se retrouve dans deux jours au point de rendez-vous, comme convenu. Ne faites pas les guignols en mon absence et tâchez d'être prêt. Ah, et dit à Kael d'éviter de s'attirer des ennuis en attendant, deux jours, c'est court, mais pour lui, c'est déjà bien trop long. »

D'un signe de tête, je venais passer la porte en bois, la refermant lentement derrière moi. Si j'avais décidé d'agir en solitaire sur cette mission, c'était pour une raison bien particulière. On parlait d'une mission de négociation où de nombreuses paroles allaient sûrement être échangées. Et les Gardiens savent à quel point ces deux-là sont impressionnants de bêtises lorsqu'il s'agit d'aligner plusieurs mots à la suite. Bien. La première étape était celle qui me convenait le plus : le pistage.

❂❂❂❂❂

L'astre lunaire commençait son gracieux ballet dans le ciel de Taisen. Cette ville que je connaissais comme ma poche, ayant arpenté toutes les ruelles, dans tous les sens. Même le plus perdu des égouts avait été cartographié par moi et mes deux compagnons. Nous étions des enfants de la ville du Lion, ayant tout connu ici, ou presque.

J'avais choisi d'agir de nuit, car la journée, les soldats pouvaient plus ou moins être affectés à toutes sortes de missions et avec une simple description physique, il m'allait être compliqué de trouver un soldat en uniforme de plein jour. La nuit, ils avaient tous le même mode de vie : se bourrer la gueule et s'amuser avec des femmes. Finalement, les bêtes les plus primitives du Sekai n'étaient-elles pas les soldats en permission à la nuit tombée ? Bref.

« Bon. Commençons par les tavernes les plus fréquentées.⁣ »

Je ne connaissais que très peu, finalement, le mode de vie et le passé de ma proie. Était-il du genre solitaire ? Fanfaron ? Préférait-il les tavernes bondées de monde pour essayer de parler plus fort que les autres et de descendre plus de bières que son voisin de table ? Ou était-il plus discret, préférant le calme et le silence d'un endroit sombre. Dans le doute, il fallait commencer par les lieux les plus fréquentés. Je passais alors les portes de la Chope d'Or, sûrement la plus animée des tavernes de Taisen.

L'odeur d'alcool et de sueur se mélangeait mystérieusement avec les effluves des plats chauds sortant des cuisines de l'établissement. Sur les tables, des femmes, hommes, nains, gobelins, elfes de toute origine, complètement dénudés, jouaient des courbes de leurs corps dans une chorégraphie envoûtante. Les badauds déjà bien alcoolisés chantaient des chansons à la gloire de l'Empereur, ou bien à la gloire de ce qu'ils ont entre les jambes. Certains soldats grimpaient sur les tables, renversaient leur gourde sur leur voisin, puis commençaient à se battre dans cette ambiance irréelle. Tout allait à une vitesse folle ici, des morceaux de viande fusaient d'un bout à l'autre de la pièce. Je préférais définitivement les endroits plus calmes.

De longues minutes s'écoulèrent. D'un dessin gribouillé rapidement sur un morceau de lin en guise de portrait de ma cible, j'avais questionné de nombreuses personnes dans l'établissement. Les taverniers semblaient dépassés par les évènements et avaient peu de temps à m'accorder, même contre une pièce de cuivre. Certains ivrognes m'agrippaient par les épaules pour pousser la chansonnette avec eux. J'arrivais à esquiver le tout pour enfin me retrouver à l'extérieur. Fiou. Bien plus épuisant que ce que je pensais. Je m'apprêtais à partir vers une autre de ces joyeuses bâtisses quand un homme, sexe en main, pissant contre le mur de la taverne, m'arrêta d'un rot gigantesque.

« Hey toi... hic... Ouais toi qui te t'trimballes avec ton vieux dessin de chiards. J't'ai vu cherché quelqu'un.. hic... Ce bougre sur ton papier là, c'est un nouveau. C'pas un mauvais boug, mais il est solitaire, on l'voit jamais en dehors des gardes. C'pas dans un merdier comme ici que tu l'trouvera... hic... »

Un joyeux vomi accompagna la fin de sa phrase, avant que son appareil reproducteur ne me fasse signe d'au revoir. Je jetai une pièce de cuivre à côté de l'homme qui venait maintenant de s'effondrer dans ses propres sécrétions. Bien. J'avais à présent une piste. Un homme plutôt discret, muté depuis peu dans la ville de Taisen. Il n'en restait pas moins un homme et un soldat. Il y avait très peu de chance qu'il soit barricadé chez lui à cette heure-ci. Plusieurs minutes de réflexions me gagnaient quand enfin j'eus une direction à suivre. L'Écu Fêlé. Une taverne assez petite, très calme, à l'ambiance lugubre. J'avais eu l'habitude d'y rencontrer pas mal de contacts lors de mes dernières missions. Ce lieu était comme une zone grise sur la carte de Taisen, et le vieux Brog qui tenait la taverne était bien silencieux quant à ce qui se passait sous son toit. Direction l'Écu Fêlé.

Après avoir bu une longue rasade de bière, il regarda ce qu'il en restait, se demandant toujours s'il prendrait quelque chose à manger. Il redoutait de prendre un peu trop ses aises, de se lâcher complètement. Ses doigts se serraient sur la hanse de la chope à moitié pleine. La mousse s'était délitée depuis un moment, ce qui le décevait un peu. Il aimait en avoir un peu quand il buvait ce genre de breuvage. Et comme ce n'était pas souvent... Bah, il était dans une taverne d'un petit quartier de la plèbe. Il n'avait pas à se plaindre. Ce qu'il avait avalé n'était pas dégueulasse, il n'était pas emmerdé, le tavernier ne posait pas de questions. En somme, le coin parfait où personne ne viendrait le faire chier. Bien, c'était décidé, il se prendrait un truc pour remplir son estomac, qui commençait à grogner de faim. S'il avait réellement de la chance, la nourriture de ce boui-boui serait meilleure que la tambouille du soir qu'on servait trop souvent à la caserne. Le décret militaire avait imposé des dépenses pour augmenter les effectifs de l'Armée Reikoise, mais cela n'avait pas à impacter les économies faites sur ce qu'on servait aux soldats. Certains de ses camarades avaient balancé une fois que de la mauvaise bouffe aidait à garder une certaine hargne et à se défouler sur l'ennemi. Cette approche était un peu trop surfaite. L'Empire avait besoin de combattants en pleine forme. Peut-être qu'il était un peu exigeant ces derniers temps.

*Et parce que je me suis trop habitué à mon confort d'avant.*

Au lieu de se renfrogner, il héla le tavernier pour qu'il apporte de quoi se sustenter. Cela lui fut amené rapidement. Le ou la responsable en cuisine avait pris les devants pour que les affamés soient rapidement servis.

Le bol en bois laissait une petite vapeur odorante s'échapper du ragoût. Alaric l'étudia d'un drôle d'air. De petits morceaux blancs flottaient dans un liquide à moitié transparent, accompagnés de lanières de viande qui semblaient être de la semelle. On lui avait laissé deux ou trois tranches de pain, qui avaient le mérite d'être fraîches de la journée. Dubitatif, le mage, avec l'aide de sa cuillère, goûta le bouillon. Il n'était pas mauvais. Il était même délicieux. Un peu trop épicé, mais il ouvrait l'appétit. Les morceaux devaient être du navet ou une racine proche, tendre sous la dent. La viande, elle, fut comme redoutée : de la semaine. Il ne voulut pas savoir de quel animal cela venait, tant que cela se mangeait.

Après quelques bonnes bouchées avalées, il ne fut pas mécontent d'avoir fait le choix de manger ici. Clairement, cela changeait du repas du soir à la caserne ! Et le tout dans un calme bien étrange pour une petite taverne, était bien reposant. Pas de braillards, pas d'ivrognes. Quelques clients qui restaient dans leur coin. L'Écu Fêlé n'était pas un nom qui invitait à y venir avec le sourire, mais il reviendrait de temps en temps. Ici, au moins, il ne courait pas le risque de croiser d'anciens contacts.

*Et j'ai surtout pas besoin d'avoir des emmerdes.*

Il vida d'une traite sa bière et se prépara à lever sa chope vide pour en redemander une autre, quand la porte s'ouvrit, laissant entrer un individu qui darda déjà son regard sur le mage déchu. Alaric ne put s'empêcher de le fixer. Qu'est-ce qu'il lui voulait, cet inconnu-là ? Ses sourcils se froncèrent, essayant de se rappeler s’il l’avait déjà vu quelque part. Non… son visage ne lui disait rien. L'oubliant, il leva sa chope pour attirer l’attention du tavernier. Son bol était presque vide, et le pain n’était plus là, totalement englouti. La porte se referma, et le nouveau venu restait immobile. Bah, un client sans doute, tout aussi surpris que lui de voir une nouvelle tête dans la salle. Alors pourquoi commençait-il à sentir que sa soirée ne serait pas aussi bonne qu’espéré ? Il se retint de hausser les épaules. Sa recherche de quiétude... là aussi il était exigeant. Pourtant, il ne put s’empêcher de garder l’autre, d’allure ténébreuse, dans le coin de son regard...