Corps à choeur

Mars de l'an -2

Trois mois. Trois mois qu'elle avait, pour la première fois, foulé le sol de l'immense Université Drakstrang, nichée au cœur de la capitale du Reike. Trois mois que, formée par des espions et des professeurs émérites, elle jonglait entre les savoir-faire et les savoir-être qui nourrissaient les premiers temps de cet apprentissage. Trois mois qu'elle avait rencontré d'autres apprentis-espions, rusés, habiles, discrets, malins, dévoués et obéissants. Un accomplissement dont elle était déjà fière mais qui n'était que le début d'une grande aventure semée de nombreuses embûches.

Un matin, réveillée par l'éclat d'un rayon de soleil perçant la presque pénombre d'une nuit fuyante, Shahana s'étonna de trouver, dans le coin de la pièce, sur le petit tabouret en bois clair, une missive scellée. Elle n'hésita pas une seconde avant de déchirer le rabat. Elle fit glisser la lettre et s'empressa d'en faire la lecture.

Ma douce Shahana,

Je suis désolée de n'avoir pu me joindre à vous pour fêter ton admission à l'Université. Tu comprendras vite que la vie ici, au sein de cette bâtisse militaire est l'engagement d'une vie. Tu comprendras ainsi pourquoi ta chère mère a espéré que tu renonces à ce désir d'intégrer Drakstrang. Je ne pouvais te l'empêcher. J'espère qu'elle va bien, à Kyouji. J'espère aussi que tu te plais dans cette formation. Ne lâche rien Shany. Tu ne te doutes certainement pas encore de toutes les capacités que tu possèdes. Tu réussiras ma fille.

Affectueusement,

Ton cher père.

L'écriture était soignée et Shahana se réjouissait d'imaginer qu'il avait pris le temps de lui rédiger cette lettre. Voilà bien longtemps qu'elle ne l'avait pas vu, ni même aperçu. Elle continuait secrètement d'espérer qu'il puisse un jour se rendre disponible. Un espoir que sa chère mère tentait parfois d'amoindrir, sans y parvenir.

La jeune fille glissa l'enveloppe sous son oreiller, enfila un pantalon épais, une veste noirâtre et quitta sa chambre en direction des quartiers d'enseignement de l'espionnage.

Là, tout était grand. Les murs étaient hauts, les couloirs immenses. Partout, dans chaque recoin se trouvait une porte, un passage, une arche qui menait vers d'autres espaces étrangement encore plus étendus. La pierre dominait la bâtisse. Les jardins arboraient des plantes colorées et luxuriantes. Rien ne semblait être laissé au hasard.

Chaque matin, les apprentis-espions de première année se rejoignaient dans la salle du QG où le programme de la journée leur était détaillé.
L'une des responsables du cursus espionnage trônait au fond de la salle. Elle tenait dans ses bras un livre à la couverture dorée et du bout d'une plume, elle griffonnait et indiquait la présence de chaque apprenti pénétrant dans la salle.

Shahana s'infiltra dans la petite foule qui devait représenter une quarantaine de personnes tout au plus.

- Chers apprentis, cette nouvelle semaine ouvre le bal de vos premières missions de terrain. Après trois mois, nous vous pensons prêts à vous essayer à des missions de dernier rang. Fouilles, repérages, récupération d'informations… Voilà ce qui peut vous attendre. Mais ne soyez-pas crédules ! prévint-elle éloquemment. Vous serez affilié à un espion diplômé pour vous accompagner sur les lieux de vos premiers émois. Tâchez d'être à l'écoute. Nous ferons le point en fin de semaine. Vos mentors viendront vous chercher à la nuit tombée devant vos chambres respectives. Tenez-vous prêts.

La foule se dissipa et Shahana s'élança en direction des dortoirs. Elle pénétra avec fracas dans sa chambre sans manquer de renverser le panier en osier qui contenait tout son linge sale de la semaine et qu'elle repoussait de porter au lavoir. Shan était excitée et sa hâte n'avait d'égal que le dévouement qu'elle portait au Reike. Elle quitta son fendard pour attacher autour de sa cuisse la dague qui dormait jusqu'alors dans le fond d'un vieux sac en cuir. C'était le grand jour. Shahana faisait les cent pas, sautillant, le sourire aux lèvres. Sa jeunesse était une évidence et il allait certainement falloir canaliser ce trop plein qui débordait non discrètement et la conduisait encore souvent à certaines formes d'immaturité.

La journée s'était rapidement écoulée alors que Shahana, elle, avait été bien trop impatiente. Le soleil couchant donnait maintenant le presque top départ de cette première aventure. Des pas résonnèrent dans le couloir. A peine eurent-ils fini leur course devant le seuil de la chambre de l'apprentie que celle-ci ouvra brusquement la porte, se retrouvant maladroitement nez à nez avec... elle.

JAWN

Oh qu’Amena en avait déjà marre. Elle n’avait jamais été une bonne mentor… Ok. En réalité, elle était une bonne enseignante. Après tout, son identité la plus officielle possible était celle d’une enseignante d’excellence. Mais là, elle allait devoir faire du babysitting. Combien d’étudiant elle allait devoir traumatiser ? Enfin, traumatiser… C’était un bien grand mot. Elle était juste lassive, désinvolte. Oui, elle pouvait enseigner, mais elle ne voulait pas créer de bons petits soldats. Nah, trop ennuyeux. Il fallait un peu s’amuser, semer du chaos. Un espion chaotique avait des avantages non négociables.

Bon, même si elle ne semblait pas ainsi, elle faisait quand même du bon travail. Elle avait fait ses recherches au préalable. Pour la mission du jour, elle savait dans quoi elle comptait l’envoyer. Elle allait lui faire redescendre son emballement d’un étage. Pas de grande mission de meurtre ou quoi. Il ne fallait pas déconner. De toute façon, ce n’était pas comme si elle en avait encore les épaules.

Enfin, bref. Elle se dirigeait vers la chambre. Que de souvenirs où elle se faisait passer pour une élève moyenne pour que personne ne sache qu’elle était une bonne espionne. Le bon vieux temps. Ayant revêtu sa véritable apparence et surement la moins connue du grand public. Une peau grise, des cheveux blancs mélés de mauve… Elle respirait l’aura d’une démone. Elle ne fit guère attention au bruit de ses bottes dans le couloir.

Et elle aurait du vu comme sa protégée venait d’apparaitre comme une furie. Elle la regarda comme si elle avait affaire à une parfaite débile.

« Ca va aller ? Tu ne veux pas non plus que je mange la porte ? Bon déjà, tiens. »

Elle lui donna un luth. Oui, elle avait fait ses recherches. Et oui, elle n’avait pas été du genre à respecter sa vie privée. D’ailleurs, elle allait vite le montrer.

« Et deuxième cadeau. Fais attention, il est un peu vieux. »

Et claquant des doigts au-dessus de son décoletté, la tête d’un rat sortit avant d’aller sur la main d’Amena qui le posa sur la tête de Shahana. Elle espérait qu’elle n’avait pas peur de si peu… Bon, elle espérait aussi qu’elle avait un peu peur, ce serait plus amusant.

« Bon, alors Shahana… A part que tes parents semblent aimer mettre des h et des a partout, il parait que tu t’y connais en musique. Parfait, tu as 10 minutes pour te refaire la main. »

Sans aucune pudeur, elle rentra dans la pièce, regardant l’endroit en détail, les mains sur les hanches. C’était quoi cette chambre ? Rooh. Elle se dirigeait vers sa penderie commençant à fouiller complètement dedans.

« Sérieusement, tu as pas un truc un peu plus sexy là ? T’es pas trop mal, faut mettre tes atouts en avant. Hmm… Cette chemise m’irait bien, non ? »

Elle se retournait vers la pauvre fille, collant le vêtement près de son torse. Oui, elle allait se taper cette personne pour lui apprendre l’espionnage. Pas de chance, elle avait choisi l’option chaotique.

Mars de l'an -2

Une démone aux cheveux blancs s'exclama, heurtée de voir trop d'entrain chez l'apprentie-espionne. La mentor passa rapidement à autre chose et flanqua dans les bras de Shan un luth qui semblait en bon état. Toujours excitée par cette aventure qui se dessinait peu à peu, la blonde ne put retenir un sursaut lorsqu'elle vit apparaître d'entre les seins de sa supérieure un vieux rat grisâtre qu'elle ne se gêna pas de déposer sur sa tête. Malgré sa tentative d'esquive, le rongeur était bel et bien perché sur sa tête. Shahana laissa tomber ses épaules, forcée de constater qu'il avait prévu de s'installer ici pour quelques instants.

- Heu... Ca fait parti de la mission ça ? Ou c'est juste pour le folklore ? questionna l'espionne en devenir.

Elle tenta délicatement d'attraper le rat mais celui-ci glissa le long de son dos en pénétrant entre son corps et ses vêtements. Shahana hurla, dansant et se dandinant comme si elle marchait sur des braises et tentant de faire fuir le rongeur. La mentor esquissa un sourire qui semblait la satisfaire.

Sadique.

Elle s'autorisa une blague osée sur le prénom choisi par les parents de la jeune blonde mais cette dernière ne put réagir, ôtant vigoureusement les vêtements qu'elle portait. Elle se retrouva alors en sous-vêtements, une vieille culotte blanche, à l'origine, et un bandeau qui entourait son torse et qui semblait légèrement encrassé. Son mentor s'en moqua, lui demandant si elle n'avait rien à porter de plus sexy. Le rat se tanqua à ses pieds attendant que la jeune espionne le récupère.

- Comment je dois m'habiller exactement ?

Amena reposa la chemise en vrac dans le placard et balança sur l'épaule de la jeune fille à moitié nue une robe qu'elle trouva fort appropriée pour la mission de séduction qui allait alors s'organiser peu après. La jeune fille se dépêcha de l'enfiler alors que son mentor l'épousseta avant de coiffer sa chevelure blonde pour y déposer une fine couronne dorée. Shahana récupéra le luth qui s'harmonisa parfaitement avec la somptueuse robe qu'elle portait. Voilà d'ailleurs bien longtemps que Shany n'avait pas porté un tel accoutrement.

Une robe ? Qu'on m'apprenne à danser la carole aussi non ? Depuis quand a t-on besoin d'une robe pour jouer du luth ? Et j'aurai préféré un autre déguisement que celui-là pour assurer ma couverture...

L'apprentie fit tourner les mécanismes de son luth tout en grattant les cordes pour l'accorder. Elle n'avait visiblement pas perdu la main même sans l'avoir touché depuis un long moment. Elle commença à dérouler ses doigts de façon automatique tout en pinçant les cordes sur le manche de sa main gauche. Amena l'applaudit de manière tout à fait détachée, déposa le rat sur son épaule et elles filèrent tous deux en direction de la ville.

La nuit commençait à chasser le jour et les deux protagonistes s'enfoncèrent dans les ruelles sombres et presque peu fréquentables. Au loin, on entendait de la musique, des rires et des chants. Shahana ne savait pas à quoi s'attendre, déambulant dans cette robe inconfortable, un rat posé sur l'épaule, elle n'avait guère l'intention pour autant d'échouer dans cette mission et se hâtait d'en connaître les objectifs. Amena s'arrêta devant une taverne en pierres. Les petites lucarnes laissaient apparaître la lueur des bougies et des lanternes qui illuminaient l'intérieur de l'établissement.
Des gens entraient et sortaient. Certains claquaient la porte et filaient, en colère. D'autres se faisaient mettre dehors par un golgoth que personne ne devrait pourtant avoir envie d'embêter. Les portes restèrent ouvertes un moment ce qui permis à Shahana de jeter un œil en son intérieur et d'appréhender ce nouvel environnement. Au fond de la salle, on distinguait une grande tablée où se mixait plusieurs générations, choppes à la main et trinquant toutes les deux minutes en riant aux éclats. Dans un coin de la salle, on voyait une table ronde, quatre protagonistes à l'air concentré s'échangeait des jetons en faisant glisser des cartes sur la table en bois. Certains clients dansaient, devant la petite scène en bois où jouaient trois musiciens.

- Hé ! Bien le bonjour ! interpella un homme rondouillet habillé par un tablier tâché qui entraîna les deux femmes jusqu'à l'intérieur. C'est vous les prochaines zikos ? Parfait. Mettez-vous près de la scène, ça va bientôt être à vous.

JAWN

Mission ou folklore ? Amena se retourna, lui adressant un sourire malicieux. Cette réponse allait mourir avec elle. Ou plutôt, elle se plaisait à laisser planer le doute. C’était bien délicieux que de créer une certaine énigme autour de tout cela.

« Hé bien. Tu en fais un sacré bruit. Vive la discrétion. »

Un peu hypocrite de sa part vu que c’était ce qu’elle cherchait. Un peu plus de piment et d’amusement. Amena observa avec attention les sous-vêtements. Vraiment pas terrible. Un bon coup de nettoyage, cela ne manquerait pas. Enfin, ce n’était pas vraiment le sujet. Elle ne devrait normalement pas à aller aussi loin.

« Tu t’habilles avec ça. Ca fera l’affaire. Halala. Cela fait combien de temps que tu n’as pas mis à jour ta garde-robe. »

Elle leva les yeux au ciel, la laissant s’habiller. Elle avait un certain flegme qu’elle n’essayait même pas de cacher. Après, s’être assurée qu’elle était suffisamment potable pour sortir (d’accord, c’était de mauvaise foi, elle était tout à fait amène de sortir sans honte).

« Bien, au moins, tu sais jouer du luth. En tout cas, tu devras t’habituer à ton nouvel ami. Il sera ton superviseur. »

Elle récupéra le rat dont elle caressa la tête avant de le poser sur l’épaule de son élève temporaire. Bon, peut-être que la titiller en disant que le rat la surveillait pouvait être vexant, mais elle avait plus confiance en cet animal que la plupart des races dites intelligentes.

Sans vraiment plus parler, elle se dirigeait vers l’extérieur, ne semblant pas spécialement veiller à ce qu’elle la suive ou non. Elle l’emmenait déjà vers les quartiers un peu plus compliqués. Elle-même était habillé plus sobrement. Pantalon, chemisier assez ouvert. Mais surtout alors qu’elles marchaient, elle passa ses mains dans ses cheveux. Ceux-ci s’allongèrent, noircir, sa peau devint blanche. Elle changea aussi sa démarche. Alors qu’elle semblait féline au par avant, elle marchait le dos légèrement plus vouté et la voix qui s’échappaient de sa bouche était plus rauque qu’auparavant. Si son apparence dépendait d’une simple magie insignifiante, sa voix et sa démarche changeaient était le fruit d’un travail intense qu’elle trivialisait à présent.

« Alors, ton but est simple. Faut que tu arrives à chopper les documents d’un gars qu’il garde sur lui. Cheveux brun, yeux noirs, cicatrices de deux centimètres sur l’arcade gauche, début de calvitie et il a sa canine gauche supérieur brisé. Je m’en fous de la méthode, mais tu récupères les documents. »

Elle avait la description et elle allait devoir se débrouiller. Mais Amena gardait pour elle qu’elle avait fait les recherches en amont. Elle savait que Shahana était le style de femmes qui allaient naturellement attiré l’attention de l’homme. Préparer le terrain était quelque chose d’important. Rester le rat qui servait tout simplement d’ajouter une touche à tout cela. L’homme avait, visiblement, un certain respect pour ceux qui pouvaient s’accoutumer de ce genre de rongeur. Amena le comprenait que trop bien cette vision, elle devait dire.

« Ouais, ouais, c’est nous. J’imagine que Nuska m’a fait venir. Elle ne va pas montrer son cul de pimbèche, hein ? »

Oui, elle parlait bien d’une de ses identités. Elle refusait de griller une couverture importante pour un entrainement d’une recrue. Mais elle s’était servie de son influence pour avoir cette place assez facilement. Assez rapidement, elles durent livrer leur prestation. Elle se mit au chant, allant aux chants populaires pour permettre à l’apprenti de suivre le rythme… Avec une qualité qu’elle jaugea acceptable.

La prestation fut passable pour les gouts d’Amena, mais excellente vue l’endroit et le taux d’alcoolémie dans le sang. Petite courbette et la démone commençait déjà à s’éloigner de la scène, sans un regard pour son élève…Du moins, officiellement. La démone avait déjà repéré la cible, attablée sur une des tables du fond, les yeux rivés sur Shahana. A vrai dire, le rat avait aussi une autre utilité, il pouvait l’alerter au besoin. Un être bien pratique.