Les Martyrs ne pensent plus, ils obéissent. L'alliage d'os et d'acier de leurs os réforgés grince et craque sous leur poids impossible, sous les ordres de celui à qui ils doivent leur état. Il ne subsiste, au sein de cette enveloppe monstrueuse faite des restes de beaucoup d'autres, qu'une douleur : Celle de la mort. Aussi inconcevable qu'obsédante, la carcasse s'échine, encore et encore, à la transmettre aux autres : ceux qui sont les ennemis de leur maître. Cruel et calculateur, ce dernier leur refuse pourtant bien souvent ce plaisir en les reléguant au rôle de protecteur personnel.
Tout au fond de cette carcasse d'ossements à la gueule garnie de crocs, dissimulé au milieu d’une cape de ténèbres pures, subsiste cependant un esprit enfermé, muselé, incapable de s’exprimer, condamné à témoigner silencieusement en voyant a travers les orbites vides des Martyrs les exactions de son successeur. Car si les os et les tendons formant ce golem squelettique appartiennent aux héros tombés durant le sac de Célestia, cette conscience brisée qui confère à la chimère un soupçon de magie régénératrice…appartient à la défunte Vaera, ancienne haute-prêtresse du défunt Nouvel Ordre.
Et, depuis sa renaissance au sein de son cercueil cuirassé, elle n’a pas cessé de hurler.

La première chose qu’elle voit, à son réveil, c’est le visage de ce bâtard qui les a tous abandonnés. L’esprit brumeux, Vaera se souvient de la haine à son égard, mais pas du prénom qu’il porte. Et cela lui importe peu, à dire vrai.
Ce qui importe, c’est cette faim dévorante qui lui bouffe les entrailles. Combien de temps depuis son dernier repas? Combien de temps qu’on la retient prisonnière, ici, dans cette cave sombre et froide, condamnée à l’immobilité totale par tant d’entraves d’aciers et de menottes qu’il lui est impossible de seulement bouger la tête? Le plus étrange, c’était qu’elle ne sentait ni ses bras, ni ses jambes, malgré la dureté des liens qui les retenaient. Seulement la faim.
Ses souvenirs se confondaient les uns les autres. La fatigue sans doute, puisque la haute-prêtresse ne se souvenait pas vraiment de la dernière fois où ses yeux s’étaient clos.
Pas plus que la dernière fois où ils s’étaient ouverts.
Mais…Etaient-ils seulement ouverts? Malgré tous ses efforts, l’exercice pourtant simple d’ouvrir et fermer ses paupières lui semblait désormais interdit.
“Que m’avez-vous fait?!” Tente-t-elle d’exprimer. Mais la seule chose qui s’extirpe de sa bouche est un feulement révoltant, inintelligible au possible, qui lui rappelle…
Des yeux noirs. De la fourrure. L’impossibilité scientifique de l’acier se brisant sous la pression de simples griffes. Un sourire fait de dagues. Qui s’approche, devient de plus en plus grand et s’ouvre dans un concert de grondement.
Le souvenir d’une douleur improbable. De crocs se refermant sur sa nuque pour la secouer comme si elle n’était guère plus qu’un jouet. Oh, par les huit…Vaera se souvient. Elle se souvient que…
“-Quel étrange son que voici.” Commente le bâtard, tout sourire, en approchant son visage immonde du sien. Sa mémoire a beau être embrumée, la haute-prêtresse sait qu’il ne devrait pas être ainsi. Aussi retors se montre le traître, en général, sa beauté, jusqu’alors, endormait tout soupçon. Cette étrange goule aux cheveux d’ébènes et à la peau plus pâle que la mort n’a rien à voir avec le splendide menteur en robes immaculées de jadis. Depuis combien de temps est-elle là? Quel cataclysme s’est abattu sur le Nouvel Ordre, pour que même le plus resplendissant d’entre-eux en soit réduit à…Ca?
“-Que…”
Le scalpel qui danse entre les doigts griffus de la goule penchée au-dessus d’elle vient gratter sa joue, creuser à l’intérieur, la resculpter pour le plaisir sadique de son propriétaire.
Mais nulle douleur ne vient. Ses paupières ne se ferment pas lorsque la lame pénètre dans son globe oculaire.
Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre que la souffrance aurait été préférable à cette absence de sensation.
“-Mais c’est un mot que tu me formes là, petite chose !”
Son larynx endormi grince comme une lame dans un mauvais fourreau. Ses dents claquent. Celles du haut frappent celles du bas, à répétition, sans qu’elle ne sente les vibrations se répercuter dans tout son être.
“-Que m’avez-vous f…FAIT?!” Encore un aboiement pitoyable. Une honte pour quelqu’un qui avait - pendant si longtemps - été reconnue pour ses talents d’oratrice.
Les yeux sombres du traître s’ouvrent et se referment tranquillement alors son outil creuse toujours plus loin dans le corps à sa merci. Sans jamais provoquer de réaction.
“-Quematufait.” Les mots s’entrechoquent dans une bouche indomptable, mais cette fois, ce n’est pas un feulement…Seulement les bégaiements diminués d’une femme trop diminuée pour séparer ses syllabes.
Alors, les grattements dans sa peau cessent. Le scalpel se retire.
Et un croissant de dents jaunes apparaît sur le visage de son tortionnaire.
“-Vaera? C’est toi?”
Bien sûr que c’est elle. L’humour dans la voix du monstre au scalpel déclenche en Vaera une foule d'émotions qu’elle ne parvient que difficilement à identifier comme étant un concentré de haine pure.
Le rire froid qui filtre de ses lèvres grises et rongées n’arrange en rien les choses.
“-Quelle opiniâtreté. Trop de rancune pour abandonner, hein?”
Si seulement ses mains pouvaient lui répondre, elles seraient déjà autour de ce cou poisseux, à le tordre jusqu’à ce qu’il se brise. A la place, ses mâchoires claquent dans le vide. Une fossette amusée apparaît sur le visage du traître. Son état l’amuse. Et ses réactions, encore plus.
“-J’imagine que tu me vois sous un autre angle, maintenant.” Pour illustrer ses dires, il entrouvre la bouche et laisse une langue noire, bien trop longue et triangulaire pour appartenir à un être aimé des dieux, s’extirper d’entre sa marée de crocs jaunâtres pour venir caresser sa peau pâle et couverte de veinules noires. “C’est amusant vois-tu, parce qu’aussi croyante pouvait être la haute prêtresse Vaera, jadis...”
Il s’éloigne. Quitte son champ de vision. Elle l’entend tirer quelque chose de sous les ruines. Quelque chose composé de verre. Le bruit de ses pas traînant, encadrés par les frottements de plumes noires et malades balayant un sol couvert de saleté, se rapproche, lentement mais sûrement.
Et puis une vision fiévreuse s’impose à elle.
C’est une sorte de carcasse émaciée, impossiblement longue et excessivement entravée. Allongée sur le dos contre le bois d’une table d’opération dont les liens de cuir viennent enserrer chacun de ses membres, ce squelette animé, refusant manifestement d’accepter l’évidence de sa propre mort, remue faiblement, sa gueule -aussi allongée que celle d’un loup- entrouverte comme pour chercher à inhaler un air qui ne viendrait bien évidemment alimenter aucun poumon. Grotesque vision. Digne d’un de ces contes fait pour terrifier les enfants peu sages.
“-Il est impossible que ce qui reste d’elle, après sa mort, puisse croire en quelque chose.” Termine le traître.
Alors, Vaera discerne les doigts, autour de la vision. Des doigts griffus. Comme ceux qui tenaient le scalpel grattant sa chair, plus tôt. Impossible. Ce n’était pas une hallucination. Avait-elle seulement encore de la chair, quelque part? Les orbites vides de la chose la fixent avec le même appétit vorace qui dévore ses entrailles.
Et pour cause. Cette pauvre, pitoyable et grotesque créature écorchée qu’elle voit s’agiter de plus en plus sur la table d’opération…
C’est son reflet, qu’il lui impose, par le biais d’un morceau de miroir brisé.
“-Vraiment navré. Je ne sais pas ce qui a bien pu se passer pour que le processus de réanimation conserve une partie de toi.” Ment l'Ange Noir. “Aurais-tu égaré une possession qui t’étais chère, à tout hasard?”
Elle hurle. Si fort, que ce qui reste de son esprit se brise. Si désespérément, que les dernières barrières que sa conscience réanimée tentait de dresser entre elle et Malazach s'effondre. Il s'infiltre et dévore tout. Ses griffes se referment sur sa carcasse si grotesquement dénaturée, enferme la haute-prêtresse à double tour en son sein…
Pour la forcer à éternellement témoigner de sa propre déchéance.