19 Juin de l'An 4
Une mouette s’installe moqueusement sur la rambarde du nid de pie d’un imposant navire, l’oiseau regardant avec curiosité les marins qui s’affairent en contrebas à presque une dizaine de mètres tandis qu’elle cherche quelque chose à manger. Tous n’ont pas l’air d’être de simples hommes de mer, certains sont armés bien plus lourdement que les autres et portent sur eux des cicatrices qui ne témoignent pas seulement de simples écorchures ou de morsures de squales. À côté de l’animal affamé, le fanion de la Societas Septum Gardianorum claque furieusement d’un coup de vent et fais s’enfuir l’oiseau apeuré, le symbole qui adorne le morceau de tissus est une armoirie connue de tout les citoyens Républicains qui l’aperçoivent régulièrement sur des caisses de vivre, des vêtements, des embarcations, des charettes de transport ou même sur les journaux et les livres qui leurs parviennent. La plus grosse entreprise de tout Sekaï touche virtuellement à tout les domaines du commerce que ce soit l’alimentaire, les matières premières, l’artisanat, l’information ou plus généralement les services qui touchent de près ou de loin à l’argent et les finances. Cette compagnie gargantuesque dont l’organisation est presque aussi complexe que celle de la République même, dispose également de sa propre flotte pour assurer ses acheminements d’un bout à l’autre du continent, une flotte équipée, le plus souvent, non seulement de matériel marchand, mais aussi d’un équipement militaire qui constitue lorsque la nation en a besoin, la majeure partie de la puissance de feu navale de la République: la Liberum Armada.
C’est donc devant l’un des vaisseaux les plus redoutables de la SSG qu’Himir Bellamy arrive, serviette pleine de documents en main. Le bateau dont il ne se souvient plus exactement du nom est amarré au port, sur l’un des quais les plus larges de la cité portuaire de Courage. La ville représentant le bastion conservateur de la nation, notamment à cause de sa position géographique tellement éloignée du Reike que l’immigration y est rare, est tout naturellement devenue l’épicentre des activités militaires et commercial de la République pour tout ce qui est maritime, c’est donc on ne peut plus normal pour le navire qu’Himir cherchait d’aller accoster à Courage. Un bâtiment dont les prouesses et les faits-d’armes des dernières années de service ne sont pas uniquement dues à la qualité de son redoutable équipement, malgré ce que peuvent laisser à penser les six bouches d’artillerie qui dépassent de sa coque à chaque bord, mais surtout à l’expérience et au talent de son équipage, raison qui suscite le déplacement du jeune homme. L’étudiant en comptabilité regarde d’un air indécis le bateau et dévisage tour à tour les corsaires peu accueillants qui discutent devant le pont d’embarcation, il est venu sur les multiples recommandations qui lui ont été faites à propos de l’équipage, pour trouver les têtes que son patron recherche. Himir n’est pas du genre courageux, enfin si, mais pas dans ce genre de situations, il est plus habitué à la pression des chiffres, du travail, de la bureaucratie et des échanges de négociation pesants, il faut dire que dans ces matières il possède un des meilleurs mentor qui soit, un des Sept Gardiens: Zelevas d’Élusie Fraternitas. La SSG étant une organisation si massive, il est impossible d’en diriger la totalité pour une simple personne, donc à l’instar d’un Chef d’État épaulé par ses ministres, la Societas Septum Gardianorum possède un conseil composé des Sept Gardiens, les Directeurs des différents domaines d’activité qui font tourner l’entreprise. Zelevas, le vieil homme siégeant au Sénat et anciennement Garde des Sceaux de la République, est justement le Directeur de la Comptabilité et assure donc la tenue des registres de compte et la régularisation des chiffres massifs qui transitent par la compagnie. L’étudiant étant à la fois son Secrétaire, son apprenti et son bras droit, est déjà capable de suppléer à ses fonctions lorsque le politicien est trop occupé, mais aujourd’hui sa mission est toute autre. Il lui faut dégoter des marins qui soient talentueux, pas trop regardant sur la légalité de la mission, aptes à braver le danger et surtout, solides. Idéalement, la recherche d’Himir devait d’abord le conduire vers des corsaires de la SSG, des gens qui ne font ni partie de la GAR et n’auront pas de compte à rendre, ni qui ne soient trop louches à employer pour un Directeur de la Societas. S’il était de caractère courageux et savait faire preuve de sang-froid, il doit avouer que les apparences de brutes épaisses des corsaires présents à quai ne lui inspirent pas confiance. Il approche doucement des planches du pont d’embarcation mais en posant sa bottine sur le bois, une voix roulante l’interpelle immédiatement:
”Hun hun, non. Ce navire appartient à la SSG gamin, allez hop, demi-tour.”
”Je… Je travaille pour la SSG, j’aimerai parler à votre Capitaine.”
”Toi tu bosses pour nous? T’as même pas l’air d’avoir fini l’école. Fait voir tes papiers.”
”Oui bien sûr, une seconde…” Le jeune homme farfouille maladroitement dans son sac, faisant tomber un feuillet qui s’échappe d’une des chemises. Il la ramasse précipitamment en s’excusant puis tend enfin un certificat de la Societas comportant le sceau du Directorat. ”Voilà, tenez.”
Un grommellement de surprise et une tape sur l’épaule plus tard, Himir embarque à bord de l’imposant galion sous le regard curieux non pas des mouettes, mais des matelots qui se demandent quel est le gringalet qui vient de mettre pieds sur leur navire. Le jeune homme ne s’attarde pas plus que nécessaire et décide de faire une ligne droite vers la cabine du Capitaine pour le questionner. Quelques dizaines de minutes plus tard, les deux hommes ressortent de la cabine et le gradé indique d’un doigt ennuyé une jeune femme au teint hâlé qui est entrain de vérifier les cordes des bastingages. Le jeune homme la regarde en hésitant un peu, la jeune matelot doit n’avoir que quelques années de plus que lui, est-ce qu’elle serait qualifiée pour le boulot? Le Capitaine lui a assuré qu’il s’agissait d’une excellente navigatrice en plus d’être une féroce combattante mais maintenant qu’il l’inspecte, même de loin, il ne sait pas si le vieux loubard ne se serait pas foutu de sa gueule comme le font parfois les marins un peu malicieux. Elle? Bon, ne pas se fier aux apparences n’est-ce pas? Himir avance un peu et la fille se retourne vers lui en entendant le bruit de ses pas, c’est là que le jeune étudiant sent ses joues rougir soudainement, elle est d’une beauté exotique ennivrante, ses cheveux ondulés, sa silhouette fine et svelte, ses lèvres pulpées et onctueuses qui dessinent un sourire charmeur mais qui semble tout de même cacher un brin de plaisir carnassier, ses yeux mielleux… Une femme magnifique qui incarne bien l’appelation des Îles Paradisiaques, si tant es qu’elle en est originaire. Lorsqu’il prend la parole pour la saluer et expliquer la raison de sa venue, le pauvre Himir s’empêtre un peu dans ses mots:
”Madame Yelcan? C’est ça? Je euuuh… Je me présente, je suis Him- enfin je suis le Sec… je, je travaille pour la Societas et j’ai un client qui recherche des corsaires pour l’escorter, je ne peux pas vraiment vous en dire plus que ce qui figure sur ce contrat, je suis désolé pour le manque de précision mais l’exigence de la discrétion me force la main.”
Le jeune homme tend une feuille de papier manuscrite à l’écriture joliment dactylographiée qui comporte des clauses exigeantes, le contrat met en garde le signataire de la dangerosité du voyage demandé, exige que le prestataire réponde aux ordres du client quoi qu’il arrive, averti de la non garantie de la préservation de l’intégrité physique et morale des personnes concernées, prévient des peines encourues en cas de rupture du contrat à mi-chemin ou d’ébruitement d’informations sur l’identité du client et la destination du voyage. Ce serait un contrat absolument scandaleux si ce n’était pas pour la dernière ligne qui stipule que le paiement est à la discrétion du signataire tant dans son montant que dans sa nature, dans la limite d’une certaine somme tout de même très appétissante de par son nombre de zéros.
”Est-ce que vous auriez besoin de… que je vous lise le contrat? Vous savez lire?” Le jeune homme visiblement gêné continue de rougir à vue d’oeil avant de se reprendre en bafouillant. ”On m’a dit que vous étiez une euh… une excellente navigatrice et une bonne combattante, c’est vrai? Quelle expérience avez-vous avez la mer et le combat? Est-il vrai que vous maîtrisez également un peu de magie?”
Il amène enfin quelques vagues précisions sur le contexte de la mission:
”Mon client fait appelle à votre Capitaine pour l'emmener à bon port, mais une fois proche de sa destination il lui faudra quelqu'un qui pourra l'escorter jusque là bas, s'assurer de sa sécurité et naviguer le reste du chemin. Est-ce que vous pensez être capable de voguer seule en eaux troubles?”
Invité
Invité
Cela fait quelques jours que nous sommes stationnés à Courage, avec l'équipage. L'Ecumeur de Nuages, notre chébec chéri, est en train de changer de voile principale. Le capitaine Brooke et Trois Doigts ont gardé avec eux quelques artisans, mais ils ont surtout fait appel à un artisan voilier de renom, qui nous a tissé quelque chose de solide. Il faut dire que les voiles triangulaires du chébec ne sont pas communes, et il faut donc les faire sur mesure, c'est tout un travail. Ils ont autorisé Elnael à rester avec eux, comme je lui cherche un apprentissage chez un artisan, des fois que la voilerie, ça le botte. Et moi, du coup, je bosse pour les collègues des navires au port, en attendant. Ça me fait un peu ruminer, j'avoue, parce qu'en tant que seconde, j'aurais espéré que le capitaine me laisse travailler avec lui sur le navire. Dans quelques mois, il va prendre sa retraite, aller travailler dans les bureaux de la SSG, et je suis censée le remplacer, mais il n'a pas voulu que je reste avec lui, même si j'ai encore des choses à apprendre sur la maintenance de notre navire.
Il faut dire que j'y tiens, à ce chébec. Ce navire a une place spéciale dans mon coeur. Avec sa ligne affinée, ses trois voiles latines, son long pont plus fin que les autres navires, il a un petit quelque chose de différent de ce que l'on voit ailleurs. Il s'agit de l'un des navires les plus rapides de la flotte de la SSG, et il reste solide grâce à ces matériaux précieux, son bois centenaire renforcé d'un alliage d'acier robuste, son cerclage en métal et son squelette fait de troncs de la forêt de Melorn. C'était le capitaine qui a précédé Brooke qui l'avait dessiné et conceptualisé, puis obtenu en cadeau de la Société des Sept Gardiens en guise ompense suite à une mission accomplie. A sa mort, la SSG a réquisitionné le vaisseau, et depuis, Brooke en est le capitaine, mais pas le propriétaire. Il m'a dit un jour qu'il avait longtemps économisé pour essayer de le racheter, mais que la retraite approchant, il avait changé d'objectif et avait préféré s'acheter une petite maison sur la côte pour profiter de l'air marin. J'espère que j'aurais l'occasion de récupérer l'Ecumeur de Nuages. Ça le rendrait fier. Même s'il n'a pas voulu de moi aujourd'hui sur le bateau, il reste quelqu'un d'important pour moi, et je voudrais le rendre fier. Probablement la raison pour laquelle ça m'agace qu'il m'ait rejetée pour la voile.
Alors pour m'occuper, j'enseigne les noeuds à des matelots de l'Inquisiteur, une puissante frégate, bien plus grande et plus imposante que notre petit chébec. Son équipage compte quasiment une centaine d'hommes, et il est équipé de canons à poudre, ce qui est suffisamment rare pour le dénoter. L'Ecumeur ne peut compter que sur ses quatre balistes, puissantes mais lentes à recharger, et pour un navire d'escorte et d'escarmouche, c'est parfois un peu léger. L'Inquisiteur, lui, peut affronter toutes les tempêtes, tous les combats, transporter toutes les marchandises. Ça fait rêver. Et en même temps, je ne voudrais pas faire partie d'un équipage comme celui-ci. La petite famille que compte l'Ecumeur me convient parfaitement. L'ambiance y est bien moins militaire que sur ce genre de bâtiment. Ça ressemble plus à ce que j'ai connu à Kaizoku. Je ne suis pas faite pour être soldat, de toutes façons, vu comme je déteste suivre des ordres que je ne comprends pas. Baisser la tête et obéir sans réfléchir, très peu pour moi.
Quand le petit bonhomme m'approche, je suis en train de montrer pour la énième fois un noeud de huit à un mousse pas très futé, et je commence vaguement à m'impatienter. Je relève la tête en entendant mon nom prononcé, pour tomber sur un garçon qui n'a vraiment rien à faire ici, ni par son accoutrement, ni par sa façon de parler. Comme il a l'air intimidé, je soulève un sourcil curieux et un sourire mutin vient se faufiler sur mes lèvres. Je me redresse, laissant mon corps se déployer lascivement, accoudée sur la rambarde de la frégate pour mettre en valeur certains de mes atouts féminins. Autour de moi, quelques marins sifflent puis s'amusent de la situation, en voyant le petit clerc perdre ses moyens. Deux autres femmes matelots s'approchent lentement, prêtes à venir en rajouter une couche s'il fallait vraiment se moquer du bonhomme. Il me tend un document que je saisis. Bien trop long, le premier détail qui me saute aux yeux est le chiffre absolument indécent qui figure en bas de la page. Je remonte donc pour lire le tout, quand le bonhomme me coupe dans ma lecture à coups de "tu sais lire, ma pauvre ?". Je fais un pas vers lui et pose mon doigt sur son torse, alors que ma peau noircit d'un coup.
« Ecoute moi bien, mon bonhomme. Je suis une excellente navigatrice, une excellente combattante, et une excellente lectrice. Ne t'avise de remettre en question la moindre de mes qualités, surtout quand c'est toi qui vient me chercher. J'ai appris à naviguer avant de lire, à lire avant de combattre, et à combattre avant de tuer. Et il y en a plus d'un qui a connu son dernier souffle par ma lame. Si tu vois ce que je veux dire. »
Je recule et ma peau reprend sa couleur caramel habituelle, alors que l'ambiance se détend progressivement. Un peu d'intimidation, ça ne fait jamais de mal. Il n'a pas intérêt à me prendre de haut à nouveau, lui, par contre. La garde dorée de mon épée reflète un éclat de soleil, quand je bascule mon bassin dans sa direction. Faut pas me chercher. Je me remets à lire le contrat alors qu'il attend devant moi. Autour, les regards sont sur nous. Il aurait pas pu faire plus indiscret, comme lieu de rencontre. Tout se sait, sur un navire, et tout le monde écoute aux portes. Le vent et la mer rapportent souvent bien plus de rumeurs que les lignes à l'encre sur le papier des journaux.
En lisant le contrat, je me sens emplie d'un frisson d'excitation. Danger, secret, mystère, et une somme astronomique à me mettre dans la poche. Mon coeur de pirate s'enflamme. Oui, il va falloir suivre des ordres, mais hé, la récompense en vaut bien le coût. Je pense à tout ce que je pourrais faire avec cet argent, et puis je repense au capitaine Brooke. La somme est énorme, mais pas suffisante pour racheter le bateau. Par contre, elle pourrait permettre de payer les coûts récents, le changement de la voile, les travaux à faire dans la cale, et peut-être même l'achat d'un ou deux canons. Et je pourrais garder suffisamment pour payer un artisan qui prendrait Eli sous son aile, et commencer mon petit pécule pour racheter, un jour, l'Ecumeur. Mon sourire revient, radieux. Je pose un regard félin sur le bonhomme pas très l'aise, qui attend que je lui rende son contrat. Après mon petit coup de chaud, il doit se demander si je suis la bonne personne pour cette affaire. J'ai un petit rire. Je passe mon bras sous celui du jeune homme, et je l'embarque avec moi, comme pour le conduire vers la sortie. On descend du navire et on fait quelques pas sur le sol ferme, alors que les yeux des matelots de l'Inquisiteur sont toujours sur nous. Quand je prends la parole, les cris des marchands du port ont tôt fait de couvrir mes mots, de telle sorte qu'il est le seul suffisamment proche pour m'entendre parler.
« Tu t'es bien fait avoir, hein. Ils t'ont envoyé vers moi en connaissance de cause, je suis sûre. Alors déjà, sache que je suis exactement la bonne personne pour ta mission. Je sais me battre, je sais naviguer, et je fais un peu de magie, effectivement. J'ai fait mes classes, je sais obéir. Par contre, tu t'es fait rouler. C'est pas mon navire, celui-là. L'Inquisiteur est sur le point de prendre un chargement pour aller commercer à Maël et Ikusa. Ils partent dans trois jours. Et puis, quand bien même, un navire comme ça, il te faut un équipage d'environ quarante personnes pour le gérer. Pas très discret pour ta mission, hein. Nan, moi je suis la seconde de l'Ecumeur de Nuages. C'est un chébec. Rapide, robuste, petit. On va le voir si on avance encore un peu, il est stationné là-bas, au quai des artisans. On change la voile, là. Si le capitaine Brooke veut bien de ton commanditaire, on peut le transporter à cinq ou six, pas moins. D'habitude on est une trentaine, mais on peut réduire les effectifs si c'est nécessaire, on dormira moins, c'est tout. Avec ta somme, ça t'fait de quoi payer les gars pour le trajet, le capitaine pour les travaux qu'il a à faire, et moi pour l'escorte armée. On devrait être prêt à partir demain soir, si ça t'va. »
On avance encore un peu, et une vague vient s'écraser sur la jetée, éclaboussant les chaussures de mon compagnon.
« J'serais ravie de signer ton papelard si tu le ramènes demain avec ton homme. J'poserai pas de questions, j'l'amènerai à bon port. On est de bons marins de la SSG, on est toujours ravis de prendre un contrat pour satisfaire les patrons. On a même un bon cuistot sur le navire, il mangera bien sur le voyage. Par contre j'te préviens, on navigue pas à vue, faudra qu'il nous dise où il veut aller. J'vais faire en sorte de le charger pour un long trajet, si c'est ce qu'il faut, mais si on doit faire des arrêts, faut qu'on le sache dès le départ, hein, le capitaine et moi. Et puis, hé, c'est pas le grand confort non plus. On a une cabine pour les invités, mais faut pas qu'il s'attende à une croisière de vacances, ton patron, j'espère. Et qu'il ait pas peur de se salir, quoi. »
On arrive enfin devant l'Ecumeur, en pleins travaux. Les voiles en berne, le mât principal dénudé de tout cordage à part une échelle en drisse accrochée à la vigie, ça travaille dur. Je pointe le doigt vers le vieux en bas, qui donne des ordres.
« Lui c'est le cap'taine Brooke. C'est lui qui commande. C'est à lui qu'il faut parler. En tout cas, moi, t'as mon accord de principe, bonhomme. Tant que tu me demandes pas à nouveau si je sais lire. Héhé. »
Ça va être bien.
Il faut dire que j'y tiens, à ce chébec. Ce navire a une place spéciale dans mon coeur. Avec sa ligne affinée, ses trois voiles latines, son long pont plus fin que les autres navires, il a un petit quelque chose de différent de ce que l'on voit ailleurs. Il s'agit de l'un des navires les plus rapides de la flotte de la SSG, et il reste solide grâce à ces matériaux précieux, son bois centenaire renforcé d'un alliage d'acier robuste, son cerclage en métal et son squelette fait de troncs de la forêt de Melorn. C'était le capitaine qui a précédé Brooke qui l'avait dessiné et conceptualisé, puis obtenu en cadeau de la Société des Sept Gardiens en guise ompense suite à une mission accomplie. A sa mort, la SSG a réquisitionné le vaisseau, et depuis, Brooke en est le capitaine, mais pas le propriétaire. Il m'a dit un jour qu'il avait longtemps économisé pour essayer de le racheter, mais que la retraite approchant, il avait changé d'objectif et avait préféré s'acheter une petite maison sur la côte pour profiter de l'air marin. J'espère que j'aurais l'occasion de récupérer l'Ecumeur de Nuages. Ça le rendrait fier. Même s'il n'a pas voulu de moi aujourd'hui sur le bateau, il reste quelqu'un d'important pour moi, et je voudrais le rendre fier. Probablement la raison pour laquelle ça m'agace qu'il m'ait rejetée pour la voile.
Alors pour m'occuper, j'enseigne les noeuds à des matelots de l'Inquisiteur, une puissante frégate, bien plus grande et plus imposante que notre petit chébec. Son équipage compte quasiment une centaine d'hommes, et il est équipé de canons à poudre, ce qui est suffisamment rare pour le dénoter. L'Ecumeur ne peut compter que sur ses quatre balistes, puissantes mais lentes à recharger, et pour un navire d'escorte et d'escarmouche, c'est parfois un peu léger. L'Inquisiteur, lui, peut affronter toutes les tempêtes, tous les combats, transporter toutes les marchandises. Ça fait rêver. Et en même temps, je ne voudrais pas faire partie d'un équipage comme celui-ci. La petite famille que compte l'Ecumeur me convient parfaitement. L'ambiance y est bien moins militaire que sur ce genre de bâtiment. Ça ressemble plus à ce que j'ai connu à Kaizoku. Je ne suis pas faite pour être soldat, de toutes façons, vu comme je déteste suivre des ordres que je ne comprends pas. Baisser la tête et obéir sans réfléchir, très peu pour moi.
Quand le petit bonhomme m'approche, je suis en train de montrer pour la énième fois un noeud de huit à un mousse pas très futé, et je commence vaguement à m'impatienter. Je relève la tête en entendant mon nom prononcé, pour tomber sur un garçon qui n'a vraiment rien à faire ici, ni par son accoutrement, ni par sa façon de parler. Comme il a l'air intimidé, je soulève un sourcil curieux et un sourire mutin vient se faufiler sur mes lèvres. Je me redresse, laissant mon corps se déployer lascivement, accoudée sur la rambarde de la frégate pour mettre en valeur certains de mes atouts féminins. Autour de moi, quelques marins sifflent puis s'amusent de la situation, en voyant le petit clerc perdre ses moyens. Deux autres femmes matelots s'approchent lentement, prêtes à venir en rajouter une couche s'il fallait vraiment se moquer du bonhomme. Il me tend un document que je saisis. Bien trop long, le premier détail qui me saute aux yeux est le chiffre absolument indécent qui figure en bas de la page. Je remonte donc pour lire le tout, quand le bonhomme me coupe dans ma lecture à coups de "tu sais lire, ma pauvre ?". Je fais un pas vers lui et pose mon doigt sur son torse, alors que ma peau noircit d'un coup.
« Ecoute moi bien, mon bonhomme. Je suis une excellente navigatrice, une excellente combattante, et une excellente lectrice. Ne t'avise de remettre en question la moindre de mes qualités, surtout quand c'est toi qui vient me chercher. J'ai appris à naviguer avant de lire, à lire avant de combattre, et à combattre avant de tuer. Et il y en a plus d'un qui a connu son dernier souffle par ma lame. Si tu vois ce que je veux dire. »
Je recule et ma peau reprend sa couleur caramel habituelle, alors que l'ambiance se détend progressivement. Un peu d'intimidation, ça ne fait jamais de mal. Il n'a pas intérêt à me prendre de haut à nouveau, lui, par contre. La garde dorée de mon épée reflète un éclat de soleil, quand je bascule mon bassin dans sa direction. Faut pas me chercher. Je me remets à lire le contrat alors qu'il attend devant moi. Autour, les regards sont sur nous. Il aurait pas pu faire plus indiscret, comme lieu de rencontre. Tout se sait, sur un navire, et tout le monde écoute aux portes. Le vent et la mer rapportent souvent bien plus de rumeurs que les lignes à l'encre sur le papier des journaux.
En lisant le contrat, je me sens emplie d'un frisson d'excitation. Danger, secret, mystère, et une somme astronomique à me mettre dans la poche. Mon coeur de pirate s'enflamme. Oui, il va falloir suivre des ordres, mais hé, la récompense en vaut bien le coût. Je pense à tout ce que je pourrais faire avec cet argent, et puis je repense au capitaine Brooke. La somme est énorme, mais pas suffisante pour racheter le bateau. Par contre, elle pourrait permettre de payer les coûts récents, le changement de la voile, les travaux à faire dans la cale, et peut-être même l'achat d'un ou deux canons. Et je pourrais garder suffisamment pour payer un artisan qui prendrait Eli sous son aile, et commencer mon petit pécule pour racheter, un jour, l'Ecumeur. Mon sourire revient, radieux. Je pose un regard félin sur le bonhomme pas très l'aise, qui attend que je lui rende son contrat. Après mon petit coup de chaud, il doit se demander si je suis la bonne personne pour cette affaire. J'ai un petit rire. Je passe mon bras sous celui du jeune homme, et je l'embarque avec moi, comme pour le conduire vers la sortie. On descend du navire et on fait quelques pas sur le sol ferme, alors que les yeux des matelots de l'Inquisiteur sont toujours sur nous. Quand je prends la parole, les cris des marchands du port ont tôt fait de couvrir mes mots, de telle sorte qu'il est le seul suffisamment proche pour m'entendre parler.
« Tu t'es bien fait avoir, hein. Ils t'ont envoyé vers moi en connaissance de cause, je suis sûre. Alors déjà, sache que je suis exactement la bonne personne pour ta mission. Je sais me battre, je sais naviguer, et je fais un peu de magie, effectivement. J'ai fait mes classes, je sais obéir. Par contre, tu t'es fait rouler. C'est pas mon navire, celui-là. L'Inquisiteur est sur le point de prendre un chargement pour aller commercer à Maël et Ikusa. Ils partent dans trois jours. Et puis, quand bien même, un navire comme ça, il te faut un équipage d'environ quarante personnes pour le gérer. Pas très discret pour ta mission, hein. Nan, moi je suis la seconde de l'Ecumeur de Nuages. C'est un chébec. Rapide, robuste, petit. On va le voir si on avance encore un peu, il est stationné là-bas, au quai des artisans. On change la voile, là. Si le capitaine Brooke veut bien de ton commanditaire, on peut le transporter à cinq ou six, pas moins. D'habitude on est une trentaine, mais on peut réduire les effectifs si c'est nécessaire, on dormira moins, c'est tout. Avec ta somme, ça t'fait de quoi payer les gars pour le trajet, le capitaine pour les travaux qu'il a à faire, et moi pour l'escorte armée. On devrait être prêt à partir demain soir, si ça t'va. »
On avance encore un peu, et une vague vient s'écraser sur la jetée, éclaboussant les chaussures de mon compagnon.
« J'serais ravie de signer ton papelard si tu le ramènes demain avec ton homme. J'poserai pas de questions, j'l'amènerai à bon port. On est de bons marins de la SSG, on est toujours ravis de prendre un contrat pour satisfaire les patrons. On a même un bon cuistot sur le navire, il mangera bien sur le voyage. Par contre j'te préviens, on navigue pas à vue, faudra qu'il nous dise où il veut aller. J'vais faire en sorte de le charger pour un long trajet, si c'est ce qu'il faut, mais si on doit faire des arrêts, faut qu'on le sache dès le départ, hein, le capitaine et moi. Et puis, hé, c'est pas le grand confort non plus. On a une cabine pour les invités, mais faut pas qu'il s'attende à une croisière de vacances, ton patron, j'espère. Et qu'il ait pas peur de se salir, quoi. »
On arrive enfin devant l'Ecumeur, en pleins travaux. Les voiles en berne, le mât principal dénudé de tout cordage à part une échelle en drisse accrochée à la vigie, ça travaille dur. Je pointe le doigt vers le vieux en bas, qui donne des ordres.
« Lui c'est le cap'taine Brooke. C'est lui qui commande. C'est à lui qu'il faut parler. En tout cas, moi, t'as mon accord de principe, bonhomme. Tant que tu me demandes pas à nouveau si je sais lire. Héhé. »
Ça va être bien.
Port-Wessex.
Il y a quelques années encore l’endroit était une cité portuaire aux environs de Courage, criblée par la pauvreté, l’abandon de la Grande Famille républicaine éponyme et des pratiques religieuses douteuses. Il y a quelques décennies encore l’endroit était une cité portuaire prospère par laquelle fluctuait une partie importante du commerce des Wessex au nez et à la barbe des Ironsouls et de la Mairie de Courage. Libre des taxes de la grande ville, libre des infrastructures de la Grande Famille réformatrice, libre. Pourtant aujourd’hui malgré ce passé généreux, il ne reste plus rien de la cité, engloutie ironiquement par les eaux sur lesquelles reposaient jadis toute son économie. Ce qui fut autrefois le bastion d’une des Familles les plus fière et les plus puriste de la nation, a été complètement rasé dans des circonstances encore floues pour le publique, mais que les mieux informés de la haute sphère républicaine connaîtront comme la première vague faite par l’Assemblée. Il y a donc trois ans que le site en ruine n’a pas connu âme qui vive, seuls des receleurs aventureux et des voyageurs adeptes de sombres histoires viennent visiter l’endroit, puisqu’il n’y a de toute façon rien d’autre à y faire.
Pourtant ce soir à la faveur de la nuit tombante, l’équipage de l’Écumeur de Nuages avait mouillé l’ancre dans la crique artificielle au fond de laquelle dorment les maisons et les ruines de la cité engloutie. Ça et là quelques beffrois pointent encore invariablement leur clocher hors de l’eau, comme un rappel lugubre de la tragédie qui a pris place en ces lieux, l’ancre même du bateau accrochant sans doute une toiture pourrie plutôt que du fond marin sablonneux. Personne aux alentours ne brise le silence absolu qui règne, pas un chat, seuls les moussaillons et les camarades de la jeune femme au teint hâlé embauchés par un mystérieux client qui fait justement son apparition à bord d’une diligence sur la terre ferme. En descendent deux hommes dont Himir Bellamy, le jeune garçon possède cette fois plus d’assurance et de contenance qu’à sa -très- maladroite entrevue à bord de l’Inquisiteur. C’est peut-être le confort d’être observé par moins de regards curieux, ou la présence de son employeur qui lui apporte une certitude dans ses gestes, mais le gamin descend rapidement de la voiture pour décrocher la grosse malle perchée en haut du véhicule. Aidé par le cocher, ils descendent tout les deux le coffre et le fameux client descend les marches de la diligence, drapé dans une cape, le visage et la carrure dissimulés à la vue de tous, mais plus spécifiquement dissimulé des éventuels agents du SCAR ou des espions des Sept Grandes qui le suivraient. L’homme, car la barbe qui se devine à la lumière de la lune laisse peu de doute sur son sexe, porte un petit sac en toile par dessus son épaule, et la main ridée qui sort de la manche de son vêtement indique son vieil âge. Tout les trois ils marchent vers la petite chaloupe qui leur permet d’embarquer à bord de l’agile chébec, une fois monté à l’intérieur, un des matelots rame jusqu’au navire, et le client commente en direction du jeune garçon:
”Tu as bien choisi Himir, le bateau a l’air parfait pour le travail.”
-”Merci Monsieur, j’espère que l’équipage ne décevra pas non plus.”
”Tu avais dit qu’ils t’avaient laissé une forte impression non? Je crois en ton jugement fiston. De toute façon si tu t’es trompé ce ne sera plus ni ton problème ni le mien.” La dernière phrase prononcée sur le ton de la rigolade, n’arrache qu’un ricanement inquiet et forcé au secrétaire.
Sans plus de parlotte, ils arrivent jusqu’à l’Écumeur de Nuages où le client est aidé à monter, et la malle est chargée. Le cocher et le jeune homme restent à bord de la chaloupe et sont invités à ramer jusqu’à la berge pour repartir. Une fois seul avec l’équipage, le client se retourne vers les matelots un peu curieux et constate leur petit nombre, bien, le moins de témoins le mieux c’est pense-t’il. Trois jours auparavant il avait en personne signé un contrat avec le Capitaine Brooke, un servant de la Societas qui avait suffisamment d’actif pour obtenir la confiance de l’employeur, et ils en avaient profité pour discuter des détails du voyage. Six matelots, incluant le cuisinier, le Capitaine et Ayna Yelcan, la principale personne qui intéressait le contracteur pour la suite de la mission. Personne ne devait quitter le navire pendant toute la durée de leur opération, personne ne devait poser de questions sur leur destination, et personne ne devait adresser la parole au client s’ils n’en étaient pas invités hormis Ayna. Si pour les deux premières clauses il était compréhensible qu’il soit question de confidentialité, la dernière clause pouvait sembler être un caprice d’une autre nature à cause de la beauté de la femme concernée. La réalité était cependant différente de l’apparence. Le client s’approche du Capitaine, lui sert la main en le saluant aussi d’un signe de tête, la capuche se baissant alors qu’il hoche du menton, et le marin lui présente tour à tour au reste de l’équipage qu’il salue également d’un sobre signe de main. Le regard difficile à deviner du voyageur semble s’arrêter sur elle pour la dévisager? La jauger? La mater? La lune et les étoiles ne permettent pas d’en voir assez pour être certain, et l’interdiction d’allumer de la lumière à bord du navire n’aide pas non plus. Le client sans un mot se retourne du pont principal et va installer sa malle et ses affaires dans la cabine des invités. Ce n’est pas par soucis de confiance qu’il dissimule pour le moment son identité ainsi que le son de sa voix, mais plutôt pour éviter que les éventuels observateurs indiscrets ne viennent récupérer les bribes de conversations compromettantes via des magies de transe, une prudence qu’il a apprit à développer au fil des années dans une carrière où la paranoïa est une meilleures accompagnatrices. Pour l’instant, il faut faire preuve d’un peu de réserve.
L’Écumeur de Nuages lève son ancre et commence à sortir silencieusement des ruines de Port-Wessex, le vent est calme alors ils avancent lentement, mais de toute façon ils ne sont pas pressés. La destination qui a été indiquée au Capitaine est un point anodin sur la carte, perdu au milieu de l’océan, à des noeuds de l’île la plus proche et que le loup de mer aurait refusé comme une perte de temps si la prime n’était pas aussi élevée. Autant d’argent pour aller au milieu de nul part, sachant qu’ils avaient pour instruction de se rendre sur place, de larguer Ayna et le client en chaloupe et d’attendre au maximum une semaine leur retour. C’est très cher payé pour ne pas faire grand chose, une aubaine. À l’intérieur de la cabine des invités, l’homme s’installe tranquillement, délestant son sac en toile en le calant sur une chaise, il s’assied sur la couche en laissant s’échapper un soupire à la fois de fatigue de la route et de douleur de ses rhumatismes. À chaque fois que je monte sur un navire maintenant, ça ne rate plus. Par les Gardiens Séléna avait raison, il ne fait pas bon de vieillir. L’inconnu ouvre la grande malle en bois dans laquelle figure des effets personnels, un manteau lourd et richement décoré, d’autres vêtements, un nécessaire de tabac. Ses mains se portent sur un petit coffret en acajou rouge moiré qu’il sort le plus délicatement possible de la grosse malle, malgré ses précautions ses mains tremblantes font quand même cliqueter les récipients de verre dans la boîte et il jure doucement quand il se rend compte qu’une des fiole a cassé sur le trajet, quelques gouttes perlent du fond du coffret. Il dépose donc la boîte sur le parquet avant de l’ouvrir, révélant des fioles jaunâtres contenant l’anti-douleur pour l’arthrite du vieillard que le Docteur lui fournit régulièrement.
”À la vôtre Doc’.” Beurgh. ”Ça a toujours autant mauvais goût, on ne s’y fera jamais.” Mais il préfère souffrir son palais que ses articulations capricieuses.
Lorsque le chébec aborde enfin le large, la porte de la cabine s’ouvre pendant que l’équipage s’affaire à la navigation, et les yeux curieux se retournent pour constater avec surprise que leur passager a fait tomber l’anonymat. Son manteau possède une coupe presque plus connue que le visage de celui qui le porte, telle une marque de fabrique nombreux reconnaissent cette fourrure blanche qui reflète la lumière argentée nocturne, cette épaisse carrure qui donne au vieillard une largeur d’épaule imposante, la couture noire impeccable et les broderies dorées qui tracent les pourtours, le tout épousant la forme d’une chemise rouge à col blanc. Le visage ridé seulement par des barres sur le front et des pattes d’oies de Zelevas d’Élusie Fraternitas arbore sa barbe blanche typique, mais surtout supporte ses deux yeux perçants aux iris bleues acier, iris rivées sur l’horizon, avant qu’il ne regarde enfin les matelots eux-mêmes et ne leur adresse enfin la parole d’une voix calme et grave:
”Bon courage à tous. Je nous souhaite de faire bonne voile jusqu’à destination.”
Le Directeur de la Societas Septum Gardianorum fait un pas de plus pour sortir de l’ombre du gaillard arrière et approche de la seule femme à bord, lui présentant une main à serrer:
”Et vous, vous devez être Madame Yelcan n’est-ce pas? Enchanté de faire votre connaissance. J’espère que vous serez à la hauteur de votre réputation,” un sourire soulève la moustache du Sénateur. ”On m’a beaucoup parlé de vous. En bien. Comment va le petit Elnael?”
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