Invité
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Pour faire simple, Yagmit n’avait aucune idée d’où il se trouvait. Habitué par son passé de nomade à traverser des lieux connus dont il faisait la redécouverte chaque année, il n’avait jamais vraiment eu besoin de lire une carte ou même de se renseigner sur les régions traversées. Le paysage, les routes, la faune, la flore, les personnes d’intérêt, les itinéraires principaux et alternatifs, tout cela et bien plus se trouvait profondément inscrit dans sa mémoire, et, tel un vol migratoire saisonnier, il dénichait toujours un chemin optimal et savait exactement où il se situait. Des décennies à arpenter les mêmes terres, encore et encore, ont de quoi grandement faciliter la reconnaissance de sa position dans un espace territorial désormais domestiqué. Alors, par le Soleil, à quoi bon acquérir une carte ? Sans parler du fait de savoir la lire convenablement pour se diriger avec précision.
Oui mais voilà, le Lycanthrope était sorti de sa zone de confort. Très largement même, puisqu’il se trouvait depuis plusieurs semaines à marcher, marcher, marcher encore sur des terres qu’il ne connaissait pas, se compliquant davantage la tâche en évoluant exclusivement de nuit, peu adepte d’attirer l’attention tout comme appréciant davantage sa forme sauvage que son apparence humaine qu’il jugeait tel un simple costume. Il avait bien essayé de trouver quelques informations sur les terres qu’il arpentait en approchant quelques badauds en pleine nuit, mais, en bon Lycanthrope qu’il était, toutes ses tentatives s’étaient terminées en queue de poisson. Même ses efforts moins conventionnels avaient fait chou blanc.
Ici, sous couvert de Dame Pénombre, un petit avant-poste militaire missionné pour filtrer et surveiller le passage dans le secteur, au sein duquel Yagmit tenta de s’infiltrer pour trouver une carte de la zone, s’avertissant, logiquement, qu’une telle structure se devait de posséder quelques informations visuelles plutôt détaillées sur l’endroit où il se trouvait. Il ne réussit qu’à accélérer l’épuration digestive d’un soldat, alors en route pour les latrines, et dut décamper en vitesse avant de produire un incident qu’il voulait si possible éviter, d’autant plus à l’encontre de représentants de la République. S’il souhaitait s’intégrer à ce nouveau territoire, mieux valait éviter de commencer à produire quelque esclandre que ce soit envers ses autorités ou ses citoyens.
Ici un large domaine fermier, s’étendant sur de très nombreux hectares, employant des centaines d’individus. S’il réussit à atteindre la salle où l’on avait affiché la carte, majestueuse, il ne put que nourrir une profonde déception. En effet, le plan présenté, de plusieurs mètres de long, était davantage là pour sublimer la pièce dans laquelle il se trouvait que pour remplir la fonction première de ce genre d’objet. Alors certes, c’était beau. Sur un support de cuir visiblement très bien entretenu, tout un tas d’annotations, dans une langue inconnue du loup-garou et dans une calligraphie extrêmement étrange mais terriblement belle, surplombaient des courbes et des perspectives censées représenter la région. Hélas, ô grand hélas, l’on était plus proche d’une œuvre d’art que d’une carte réellement fonctionnelle.
Las de ces déconvenues, et toujours aussi perdu, Yagmit se résolut à poursuivre sa route, redoublant de vigilance afin de ne pas se faire remarquer tout en prêtant l’oreille aux sons de la nuit et en observant avec une attention redoublée les terres qu’il parcourait maintenant plus lentement. S’il n’arrivait pas à concilier son envie de vivre son périple en tant que bête sauvage et sa tentative de se donner les moyens de comprendre ce nouveau monde comme tout être civilisé de base, alors soit. Il allait retourner aux bases de ce qu’il était. Après tout, quitter un territoire connu pour explorer l’inconnu ne signifiait pas forcément devoir également changer son attitude. Quelques réajustements se trouvaient être certes nécessaires, mais cela restait de l’ordre du détail. Comprenant cela, Yagmit cessa de s’agacer de sa méconnaissance des environs tout comme de l’inconsistance de son existence depuis la fin de son exil pour faire ce qu’il savait le mieux : faire son Yagmit. A partir de là il redevint l’animal de la Jungle Du Sang, doublé de celui qui fut construit sous l’ère de la caravane de ses grands-parents.
Et c’est ainsi que le vent vint lui porter des émanations fort déplaisantes, venant chatouiller ses narines. Une odeur de charogne qu’en tant que Loup-garou il percevait beaucoup plus distinctement que la majorité de ses contemporains. Aussi fût-il aisé pour lui que de remonter la piste de ces effluves peu séduisantes. Leur intensité inédite venait ainsi de sortir Yagmit de sa torpeur, lui offrant par la même occasion une raison de se créer un objectif immédiat bienvenu. De ce fait, il put très bientôt constater avec consternation l’origine du phénomène. Une origine qui lui retourna les entrailles de rage, déchaînant du même coup un tsunami d’adrénaline dans son être tout entier.
En face de lui se tenaient, amorphes, une bonne dizaine de cadavres dont le buste se balançait légèrement de gauche à droite tout en émettant des craquements et gargouillis particulièrement rebutants. Le spectacle ainsi présenté était à vomir, si tant est que l’on n’ait pas déjà rendu son repas de part l’odeur nauséabonde qui cernait le groupe putréfié. Pour ne rien arranger au spectacle pourtant déjà bien assez insupportable comme cela, fallait-il encore ajouter le fait que l’orée du bois se situant à quelques mètres d’eux offrait une scène cauchemardesque. En effet, le tronc de certains arbres se trouvait en partie couvert d’un assemblage chaotique de peaux fraîchement découpées, à la fois humaines et animales ; au bout de quelques branches pendaient des quartiers de viandes faisandées d’où s’échappaient parfois quelques asticots bien gras ; à leurs pieds des sortes de langues verdâtres s’élevaient difficilement en présentant une texture graisseuse de laquelle s’épanouissait des pointes d’os réparties de façon totalement anarchique sur tout le long.
Etrangement, la flore alentour n’avait pas encore subi les ravages des immondices qui avaient l’indélicatesse d’évoluer sur elle. Aussi bien au sol que sur les arbres, en dehors de quelques minuscules parcelles d’herbes jaunies, la verdure semblait résister vaillamment au coup du sort qui s’abattait ainsi sur la vie. En revanche, de la faune aucune trace, qu’elle soit auditive ou visuelle. Un silence de mort seulement perturbé par les cadavres sur pattes eux-mêmes. Chose singulière, les mouches avaient elles-aussi déserté les lieux. Une incohérence de plus qui soulevait de nouvelles questions, car si les animaux avaient fui l’endroit, l’absence d’insectes nécrophages, en dehors des asticots, n’avait aucun sens. L’endroit aurait dû pulluler de mouches, de fourmis et de coléoptères. Or, ce n’était pas le cas.
Allongé sur le ventre de tout son long sur l’herbe verte de la plaine, le voile sombre de la nuit au-dessus de la tête, Yagmit fournit un effort monstrueux pour faire taire une très forte envie de se jeter sur les morts-vivants, son expérience ainsi que son instinct de survie lui dictant d’agir avec la prudence requise face à un spectacle aussi hors norme. Ce n’est pas en se précipitant bêtement sur sa proie qu’il avait réussi à survivre jusque-là ; à vaincre les mille dangers de la Jungle De Sang. Dans un cas aussi inédit que celui-ci, mieux valait favoriser le rassemblement d’informations, l’observation, l’analyse, la traque et les embuscades. Attaquer de front, tout de suite et sans renseignement était la meilleure façon de passer de vie à trépas. Et peut-être même de trépas à la non-vie. Quelle horreur infâme cela serait alors ! A cette simple pensée le loup-garou sentit ses poils se hérisser de révolte.
Opérant une lente retraite, les yeux braqués sur l’orée du bois duquel il craignait que ne sorte quelque monstruosité effroyable, et les oreilles aspirant le moindre son virevoltant autour de lui, Yagmit disparut de l’endroit maudit sans plus de fioritures. Il se lança ensuite dans une course au souffle maîtrisé vers une bourgade qu’il avait dépassé en venant sur les lieux de sa première curiosité, à un peu moins d’un kilomètre de là. Veillant bien à prévenir de son arrivée, peu désireux de liguer les villageois contre lui, un Lycanthrope débarquant ainsi en pleine nuit inspirant rarement confiance, il fut fermement escorté vers le centre du village par trois paysans alors de garde. Visiblement, ils étaient à bout de nerfs, en témoignaient à la fois la façon dont ils tenaient leur lance de fortune, à s’en blanchir les doigts, et à la fois par l’intonation tout comme le choix des mots délivrés. Ils utilisaient un langage sec, nerveux, voire carrément hostile. Au point que le Lycanthrope commença à se demander si on ne l’emmenait pas dans un bâtiment ou se trouvait plus d’hommes, afin de l’abattre sans autre forme de procès.
Si sa première crainte fut avérée, la seconde mourut d’elle-même. Car à peine entré dans l’édifice, de loin le plus grand du village, il comprit sans grande peine la raison de sa venue. Perché sur une chaise ridiculement haute, un ancien écoutait l’air las les arguments de pas loin d’une douzaine d’hommes sans armes apparentes dans un brouhaha presque total. Son entrée était complétement passée inaperçue. Embrassant la scène qui s’offrait ainsi à lui, Yagmit put départager deux camps : ceux qui proclamaient à grand renfort de gestes la nécessité de commencer la chasse aux morts-vivants, et ceux qui préconisaient à grand renfort d’envolées lyriques dramatiques qu’il fallait abandonner le village. Un dialogue de sourd que l’ancien devait subir depuis quelques jours déjà, si ce n’est plus.
L’escorte du loup-garou réussit par miracle à couvrir le bruit des discussions afin d’annoncer sa visite, interrompant brutalement les plaidoyers de chacun pour capter toute leur attention. L’ancien se laissa glisser de sa chaise disproportionnée, obligea la foule à s’écarter sur son passage et marcha droit vers Yagmit. Arrivé à ses côtés il le jugea de bas en haut, se permit de le renifler quelque peu, puis annonça vouloir être seul avec l’étranger, en dehors de ses quatre fils qui assurerait la sécurité de l’échange. Ses derniers opinèrent du chef tout en se retournant vers un large coffre duquel ils tirèrent chacun un glaive. Quant aux autres, escorte comprise, ils quittèrent le bâtiment en maugréant.
« Mon père a su partir à temps, déclara l’ancien. Voilà seulement huit mois qu’il a rejoint nos ancêtres que déjà un problème de taille vient s’abattre sur mes fragiles épaules. »
Il présenta à Yagmit une table sculptée sur ses bords de plusieurs lézards se mangeant la queue, et cernée de plusieurs chaises elles-aussi magnifiquement ouvragées. Le genre de meubles qui n’a strictement rien à faire dans un coin paumé tel que celui-ci.
« Asseyons-nous, noble étranger, nous avons à parler, affirma-t-il avant de se retourner vers l’un de ses fils. Paulario, peux-tu avoir la délicatesse d’apporter une coupole d’eau pour notre invité d’honneur, tout de muscles vêtu ? »
Yagmit coupa court à ces amabilités, peu enclin à boire quelque chose provenant de ce village dont il n’avait aucune certitude, si ce n’est celle de l’inconnu.
« Ne vous donnez pas cette peine. Vous accomplissez votre devoir d’hôte et je vous en suis, au vu du spectacle hallucinant dont je fus témoin non loin de là, fort reconnaissant. Mais je ne suis pas loup à accepter ce genre d’offre sans avoir auparavant fait mes preuves. »
Enrobées d’hypocrisie, ses paroles n’avaient que pour but de ne pas blesser l’ancien, afin d’esquiver tout sentiment de manque de respect qui pourrait handicaper leurs échanges futurs, tout en évitant d’ingurgiter quoique ce soit venant de la part d’un protagoniste méconnu. Il poursuivit donc.
« J’ai en effet eu le déplaisir de découvrir la présence de morts-vivants à plusieurs centaines de mètres de là, peut-être un kilomètre. Pour ne rien arranger, une sorte de construction de chairs, de peaux et d’os avait été faite sur quelques arbres. Une vision nouvelle pour moi, à plus d’un titre. »
« Ah !, s’exclama l’ancien, si seulement ils n’étaient qu’à cet endroit ! Si seulement, si seulement…. Voilà des semaines, mon bon loup, que la malédiction de la non-vie a sournoisement décidé de s’abattre sur nos terres fertiles. Ils sont là, lorgnant sur le village par petits groupes, immobiles et pourtant si menaçants, corrompant nos possessions et viciant nos productions. Le groupe que vous avez découvert est le dernier en date, apparut il y a quatre jours. Eh oui, ces…. "constructions", comme vous les appelez, sont loin d’être anodines, hélas ! Certaines se sont étendues au-delà du raisonnable. »
« C’est étrange, je n’en ai pas aperçu d’autres en arrivant ici. Pourtant, mon odorat est particulièrement développé. »
« Rien de bien surprenant, les plus anciennes apparitions sont aussi les plus lointaines du village. Vous avez simplement trouvé la plus proche, et chaque semaine elles creusent l’écart. Les premiers problèmes sont apparus dans le hameau de petit-point-carré, il y a de cela trois semaines, à trois kilomètres de là. Ça fait bientôt dix jours que nous avons aidé à leur évacuation, après un long débat, pour les accueillir dans le village, leur situation devenant psychologiquement insoutenable. Ils sont logés dans un bâtiment de fortune pour un nombre de treize individus. Nous n’avons pas réussi à en tirer grand-chose, et ce malgré le fait que nous les connaissions très bien. Ils deviennent soudain muets comme une carpe à l’énoncé de leur hameau. Le seul réconfort est qu’ils participent aux différentes tâches du village sans rechigner. Ce qui est grandement apprécié, surtout en des temps aussi incertains que présentement. Mais en dehors du travail quotidien, ils se murent dans un silence un peu angoissant je dois dire. Comme si… comme s’ils avaient vu ou entendu des choses horribles ? Je ne sais pas, je suis un peu perdu. En tout cas, ils refusent de parler de petit-point-carré. »
A peine conclut-il sa phrase qu’un homme déboula plus qu’il n’entra dans le bâtiment, la joie transparaissant dans sa voix comme sur son visage.
« L’armée ! L’armée l’ancien ! Ils nous ont envoyé l’armée punaise ! On a le cul bordé de nouilles, enfin ! »
En effet, aux portes du village se tenaient deux éclaireurs aux couleurs de la Huitième Légion.
Oui mais voilà, le Lycanthrope était sorti de sa zone de confort. Très largement même, puisqu’il se trouvait depuis plusieurs semaines à marcher, marcher, marcher encore sur des terres qu’il ne connaissait pas, se compliquant davantage la tâche en évoluant exclusivement de nuit, peu adepte d’attirer l’attention tout comme appréciant davantage sa forme sauvage que son apparence humaine qu’il jugeait tel un simple costume. Il avait bien essayé de trouver quelques informations sur les terres qu’il arpentait en approchant quelques badauds en pleine nuit, mais, en bon Lycanthrope qu’il était, toutes ses tentatives s’étaient terminées en queue de poisson. Même ses efforts moins conventionnels avaient fait chou blanc.
Ici, sous couvert de Dame Pénombre, un petit avant-poste militaire missionné pour filtrer et surveiller le passage dans le secteur, au sein duquel Yagmit tenta de s’infiltrer pour trouver une carte de la zone, s’avertissant, logiquement, qu’une telle structure se devait de posséder quelques informations visuelles plutôt détaillées sur l’endroit où il se trouvait. Il ne réussit qu’à accélérer l’épuration digestive d’un soldat, alors en route pour les latrines, et dut décamper en vitesse avant de produire un incident qu’il voulait si possible éviter, d’autant plus à l’encontre de représentants de la République. S’il souhaitait s’intégrer à ce nouveau territoire, mieux valait éviter de commencer à produire quelque esclandre que ce soit envers ses autorités ou ses citoyens.
Ici un large domaine fermier, s’étendant sur de très nombreux hectares, employant des centaines d’individus. S’il réussit à atteindre la salle où l’on avait affiché la carte, majestueuse, il ne put que nourrir une profonde déception. En effet, le plan présenté, de plusieurs mètres de long, était davantage là pour sublimer la pièce dans laquelle il se trouvait que pour remplir la fonction première de ce genre d’objet. Alors certes, c’était beau. Sur un support de cuir visiblement très bien entretenu, tout un tas d’annotations, dans une langue inconnue du loup-garou et dans une calligraphie extrêmement étrange mais terriblement belle, surplombaient des courbes et des perspectives censées représenter la région. Hélas, ô grand hélas, l’on était plus proche d’une œuvre d’art que d’une carte réellement fonctionnelle.
Las de ces déconvenues, et toujours aussi perdu, Yagmit se résolut à poursuivre sa route, redoublant de vigilance afin de ne pas se faire remarquer tout en prêtant l’oreille aux sons de la nuit et en observant avec une attention redoublée les terres qu’il parcourait maintenant plus lentement. S’il n’arrivait pas à concilier son envie de vivre son périple en tant que bête sauvage et sa tentative de se donner les moyens de comprendre ce nouveau monde comme tout être civilisé de base, alors soit. Il allait retourner aux bases de ce qu’il était. Après tout, quitter un territoire connu pour explorer l’inconnu ne signifiait pas forcément devoir également changer son attitude. Quelques réajustements se trouvaient être certes nécessaires, mais cela restait de l’ordre du détail. Comprenant cela, Yagmit cessa de s’agacer de sa méconnaissance des environs tout comme de l’inconsistance de son existence depuis la fin de son exil pour faire ce qu’il savait le mieux : faire son Yagmit. A partir de là il redevint l’animal de la Jungle Du Sang, doublé de celui qui fut construit sous l’ère de la caravane de ses grands-parents.
Et c’est ainsi que le vent vint lui porter des émanations fort déplaisantes, venant chatouiller ses narines. Une odeur de charogne qu’en tant que Loup-garou il percevait beaucoup plus distinctement que la majorité de ses contemporains. Aussi fût-il aisé pour lui que de remonter la piste de ces effluves peu séduisantes. Leur intensité inédite venait ainsi de sortir Yagmit de sa torpeur, lui offrant par la même occasion une raison de se créer un objectif immédiat bienvenu. De ce fait, il put très bientôt constater avec consternation l’origine du phénomène. Une origine qui lui retourna les entrailles de rage, déchaînant du même coup un tsunami d’adrénaline dans son être tout entier.
En face de lui se tenaient, amorphes, une bonne dizaine de cadavres dont le buste se balançait légèrement de gauche à droite tout en émettant des craquements et gargouillis particulièrement rebutants. Le spectacle ainsi présenté était à vomir, si tant est que l’on n’ait pas déjà rendu son repas de part l’odeur nauséabonde qui cernait le groupe putréfié. Pour ne rien arranger au spectacle pourtant déjà bien assez insupportable comme cela, fallait-il encore ajouter le fait que l’orée du bois se situant à quelques mètres d’eux offrait une scène cauchemardesque. En effet, le tronc de certains arbres se trouvait en partie couvert d’un assemblage chaotique de peaux fraîchement découpées, à la fois humaines et animales ; au bout de quelques branches pendaient des quartiers de viandes faisandées d’où s’échappaient parfois quelques asticots bien gras ; à leurs pieds des sortes de langues verdâtres s’élevaient difficilement en présentant une texture graisseuse de laquelle s’épanouissait des pointes d’os réparties de façon totalement anarchique sur tout le long.
Etrangement, la flore alentour n’avait pas encore subi les ravages des immondices qui avaient l’indélicatesse d’évoluer sur elle. Aussi bien au sol que sur les arbres, en dehors de quelques minuscules parcelles d’herbes jaunies, la verdure semblait résister vaillamment au coup du sort qui s’abattait ainsi sur la vie. En revanche, de la faune aucune trace, qu’elle soit auditive ou visuelle. Un silence de mort seulement perturbé par les cadavres sur pattes eux-mêmes. Chose singulière, les mouches avaient elles-aussi déserté les lieux. Une incohérence de plus qui soulevait de nouvelles questions, car si les animaux avaient fui l’endroit, l’absence d’insectes nécrophages, en dehors des asticots, n’avait aucun sens. L’endroit aurait dû pulluler de mouches, de fourmis et de coléoptères. Or, ce n’était pas le cas.
Allongé sur le ventre de tout son long sur l’herbe verte de la plaine, le voile sombre de la nuit au-dessus de la tête, Yagmit fournit un effort monstrueux pour faire taire une très forte envie de se jeter sur les morts-vivants, son expérience ainsi que son instinct de survie lui dictant d’agir avec la prudence requise face à un spectacle aussi hors norme. Ce n’est pas en se précipitant bêtement sur sa proie qu’il avait réussi à survivre jusque-là ; à vaincre les mille dangers de la Jungle De Sang. Dans un cas aussi inédit que celui-ci, mieux valait favoriser le rassemblement d’informations, l’observation, l’analyse, la traque et les embuscades. Attaquer de front, tout de suite et sans renseignement était la meilleure façon de passer de vie à trépas. Et peut-être même de trépas à la non-vie. Quelle horreur infâme cela serait alors ! A cette simple pensée le loup-garou sentit ses poils se hérisser de révolte.
Opérant une lente retraite, les yeux braqués sur l’orée du bois duquel il craignait que ne sorte quelque monstruosité effroyable, et les oreilles aspirant le moindre son virevoltant autour de lui, Yagmit disparut de l’endroit maudit sans plus de fioritures. Il se lança ensuite dans une course au souffle maîtrisé vers une bourgade qu’il avait dépassé en venant sur les lieux de sa première curiosité, à un peu moins d’un kilomètre de là. Veillant bien à prévenir de son arrivée, peu désireux de liguer les villageois contre lui, un Lycanthrope débarquant ainsi en pleine nuit inspirant rarement confiance, il fut fermement escorté vers le centre du village par trois paysans alors de garde. Visiblement, ils étaient à bout de nerfs, en témoignaient à la fois la façon dont ils tenaient leur lance de fortune, à s’en blanchir les doigts, et à la fois par l’intonation tout comme le choix des mots délivrés. Ils utilisaient un langage sec, nerveux, voire carrément hostile. Au point que le Lycanthrope commença à se demander si on ne l’emmenait pas dans un bâtiment ou se trouvait plus d’hommes, afin de l’abattre sans autre forme de procès.
Si sa première crainte fut avérée, la seconde mourut d’elle-même. Car à peine entré dans l’édifice, de loin le plus grand du village, il comprit sans grande peine la raison de sa venue. Perché sur une chaise ridiculement haute, un ancien écoutait l’air las les arguments de pas loin d’une douzaine d’hommes sans armes apparentes dans un brouhaha presque total. Son entrée était complétement passée inaperçue. Embrassant la scène qui s’offrait ainsi à lui, Yagmit put départager deux camps : ceux qui proclamaient à grand renfort de gestes la nécessité de commencer la chasse aux morts-vivants, et ceux qui préconisaient à grand renfort d’envolées lyriques dramatiques qu’il fallait abandonner le village. Un dialogue de sourd que l’ancien devait subir depuis quelques jours déjà, si ce n’est plus.
L’escorte du loup-garou réussit par miracle à couvrir le bruit des discussions afin d’annoncer sa visite, interrompant brutalement les plaidoyers de chacun pour capter toute leur attention. L’ancien se laissa glisser de sa chaise disproportionnée, obligea la foule à s’écarter sur son passage et marcha droit vers Yagmit. Arrivé à ses côtés il le jugea de bas en haut, se permit de le renifler quelque peu, puis annonça vouloir être seul avec l’étranger, en dehors de ses quatre fils qui assurerait la sécurité de l’échange. Ses derniers opinèrent du chef tout en se retournant vers un large coffre duquel ils tirèrent chacun un glaive. Quant aux autres, escorte comprise, ils quittèrent le bâtiment en maugréant.
« Mon père a su partir à temps, déclara l’ancien. Voilà seulement huit mois qu’il a rejoint nos ancêtres que déjà un problème de taille vient s’abattre sur mes fragiles épaules. »
Il présenta à Yagmit une table sculptée sur ses bords de plusieurs lézards se mangeant la queue, et cernée de plusieurs chaises elles-aussi magnifiquement ouvragées. Le genre de meubles qui n’a strictement rien à faire dans un coin paumé tel que celui-ci.
« Asseyons-nous, noble étranger, nous avons à parler, affirma-t-il avant de se retourner vers l’un de ses fils. Paulario, peux-tu avoir la délicatesse d’apporter une coupole d’eau pour notre invité d’honneur, tout de muscles vêtu ? »
Yagmit coupa court à ces amabilités, peu enclin à boire quelque chose provenant de ce village dont il n’avait aucune certitude, si ce n’est celle de l’inconnu.
« Ne vous donnez pas cette peine. Vous accomplissez votre devoir d’hôte et je vous en suis, au vu du spectacle hallucinant dont je fus témoin non loin de là, fort reconnaissant. Mais je ne suis pas loup à accepter ce genre d’offre sans avoir auparavant fait mes preuves. »
Enrobées d’hypocrisie, ses paroles n’avaient que pour but de ne pas blesser l’ancien, afin d’esquiver tout sentiment de manque de respect qui pourrait handicaper leurs échanges futurs, tout en évitant d’ingurgiter quoique ce soit venant de la part d’un protagoniste méconnu. Il poursuivit donc.
« J’ai en effet eu le déplaisir de découvrir la présence de morts-vivants à plusieurs centaines de mètres de là, peut-être un kilomètre. Pour ne rien arranger, une sorte de construction de chairs, de peaux et d’os avait été faite sur quelques arbres. Une vision nouvelle pour moi, à plus d’un titre. »
« Ah !, s’exclama l’ancien, si seulement ils n’étaient qu’à cet endroit ! Si seulement, si seulement…. Voilà des semaines, mon bon loup, que la malédiction de la non-vie a sournoisement décidé de s’abattre sur nos terres fertiles. Ils sont là, lorgnant sur le village par petits groupes, immobiles et pourtant si menaçants, corrompant nos possessions et viciant nos productions. Le groupe que vous avez découvert est le dernier en date, apparut il y a quatre jours. Eh oui, ces…. "constructions", comme vous les appelez, sont loin d’être anodines, hélas ! Certaines se sont étendues au-delà du raisonnable. »
« C’est étrange, je n’en ai pas aperçu d’autres en arrivant ici. Pourtant, mon odorat est particulièrement développé. »
« Rien de bien surprenant, les plus anciennes apparitions sont aussi les plus lointaines du village. Vous avez simplement trouvé la plus proche, et chaque semaine elles creusent l’écart. Les premiers problèmes sont apparus dans le hameau de petit-point-carré, il y a de cela trois semaines, à trois kilomètres de là. Ça fait bientôt dix jours que nous avons aidé à leur évacuation, après un long débat, pour les accueillir dans le village, leur situation devenant psychologiquement insoutenable. Ils sont logés dans un bâtiment de fortune pour un nombre de treize individus. Nous n’avons pas réussi à en tirer grand-chose, et ce malgré le fait que nous les connaissions très bien. Ils deviennent soudain muets comme une carpe à l’énoncé de leur hameau. Le seul réconfort est qu’ils participent aux différentes tâches du village sans rechigner. Ce qui est grandement apprécié, surtout en des temps aussi incertains que présentement. Mais en dehors du travail quotidien, ils se murent dans un silence un peu angoissant je dois dire. Comme si… comme s’ils avaient vu ou entendu des choses horribles ? Je ne sais pas, je suis un peu perdu. En tout cas, ils refusent de parler de petit-point-carré. »
A peine conclut-il sa phrase qu’un homme déboula plus qu’il n’entra dans le bâtiment, la joie transparaissant dans sa voix comme sur son visage.
« L’armée ! L’armée l’ancien ! Ils nous ont envoyé l’armée punaise ! On a le cul bordé de nouilles, enfin ! »
En effet, aux portes du village se tenaient deux éclaireurs aux couleurs de la Huitième Légion.
Citoyen de La République
Athénaïs de Noirvitrail
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« Lieutenant Noirvitrail. Nous sommes à quelques lieues. »
L’éclaireur à la barbe bien taillée venait de revenir à cheval vers le cortège de tête. Cela faisait plusieurs jours que la Huitième Légion s’était mise en branle pour les terres du nord. Toute la Huitième Légion ? Non, car il était impossible de déplacer autant d’hommes pour une simple mission de reconnaissance et d’évaluation des menaces. En revanche, c’était bien une compagnie entière, soit 500 hommes, qui marchait en direction de la frontière nord pour comprendre ce qu’il pouvait bien se passer dans la région.
La Huitième marchait d’un pas décidé vers sa destination, mais sitôt les collines septentrionales franchies, les terres s’étaient complètement vidées de leurs habitants. La région semblait totalement déserte, mais les champs, quant à eux, semblaient fraichement labourés. Un rapide coup d’œil sur l’absence de semences et les choses devenaient plus claires : les habitants avaient fui. Les éclaireurs de la légion n’avaient pas tardé à trouver le chef-lieu de la région, une petite bourgade qui semblait s’être subitement agrandie sous l’afflux des villageois alentours. Les cartes étaient fiables … pour une fois … enfin … disons que les cartes montraient les villages et leurs distances respectives, mais c’était tout.
Les régions septentrionales de la République n’étaient pas les endroits les mieux servis par la République. Tout ce qui se trouvait au nord de Courage n’avait jamais été d’un grandi intérêt aux yeux des Républicains, mis à part les mines de fer que l’on pouvait trouver sur les montagnes brumeuses le long des côtes. Les terres du nord n’étaient pas inhospitalières, loin de là. L’agriculture pouvait s’y développer correctement, de même que l’élevage, mais ces régions étaient si excentrées par rapport aux véritables centres de pouvoir de la République qu’il y régnait une sorte de laisser-faire tranquille. Les gens de ces régions ne dérangeaient personne, mais de temps en temps, une incursion de barbares venus des confins du nord survenait et il fallait faire intervenir la légion.
Les habitants de ces régions savaient depuis longtemps faire face à ces incursions et la plupart des villages étaient fortifiés avec des murs de pierre peu hauts et des palissades en bois. Cela suffisait généralement à tenir à distance des sauvages dépenaillés … et les greniers étaient suffisamment plein grâce aux bonnes récoltes pour pouvoir tenir le temps que les renforts soient appelés.
Et d’ordinaire … personne n’appelait la légion pour de simples pillards à la petite semaine.
Les ordres étaient pour le moins brumeux. Mener l’enquête dans la zone. Les messages des représentants locaux laissaient entendre un problème de morts-vivants, chose assez exceptionnelle pour nécessiter le déploiement de 500 hommes armés dans la région. La République ne plaisantait pas avec ce genre de chose généralement, mais le temps que les ordres arrivent entre les mains d’Athénaïs et que la légion se mette en marche, plusieurs jours s’étaient déjà écoulés. Au vu de la fumée qui s’échappait des chaumières, il n’était peut-être pas encore trop tard.
La lieutenante ordonna à la légion de s’arrêter non loin du village et de dresser le camp. Hors de question pour les soldats de camper directement dans le village et de se servir dans les greniers … il n’était pas nécessaire de rajouter de nouveaux problèmes aux habitants. Athénaïs de Noirvitrail, vêtue dans son habituelle robe bleue et or, n’avait pas prit le temps de passer son armure de cuir. Ses cheveux noués par un foulard bleu, elle présentait une mine fatiguée. Les récentes semaines n’avaient pas été tendres. Entre la prise de commandement et les divers projets magiques, elle n’avait pas l’occasion de beaucoup dormir.
Sitôt que la compagnie attint les abords du village, les hommes se mirent à monter le camp et à organiser le fourrageage dans les environs. Même avec un train de bagages plein à craquer, la légion ne voulait pas consommer immédiatement ses ressources. Athénaïs, quant à elle, descendit de Vertepomme, son cheval, et donna quelques ordres au commandant de la compagnie avant de se diriger vers les portes du village accompagnée de quatre soldats portant les tabards de la République. Il régnait dans le lieu une ambiance électrique. Les gamins se pressaient sur la palissade, espérant voir les soldats aux couleurs républicaines tandis que les adultes, eux, tenaient dans leurs mains leurs fourches et leurs matraques.
Il ne fallait pas être bien devin pour comprendre que ces gens étaient terrifiés par quelque chose de plusieurs important et vicieux que des bandes de sauvages. Athénaïs jaugea les villageois d’un coup d’œil et leva les mains en signe d’apaisement. Ces gens étaient sur les nerfs … Il valait mieux ne pas les énerver encore plus.
« Paix, citoyens. Je suis la lieutenante Athénaïs de Noirvitrail. Ma compagnie a été déployée dans la région pour vous aider avec votre … problème de morts-vivants. »
Elle avait volontairement accentué la dernière partie pour jauger la réaction des paysans. Effectivement … au vu de leurs têtes, il n’y avait pas de doutes là-dessus. Ces engeances se promenaient librement à la surface et cela n’avait pas l’air d’être un simple cas isolé. Difficile d’en savoir plus pour le moment, mais une compagnie de 500 hommes ne serait probablement pas de trop pour aider la population et éviter que les cadavres ne viennent grossir les rangs des morts.
Mademoiselle de Noirvitrail fut conduite avec ses gardes jusqu’à la maison du bourgmestre. A l’intérieur, deux hommes parlementaient ; rapidement rejoints par les autres citoyens importants du village. Athénaïs se présenta à nouveau et ajouta d’une voix calme :
« Je suppose que votre problème de morts-vivants est à prendre très au sérieux. Nos éclaireurs n’ont rien signalé sur la grande route, mais nous avons vu les villages abandonnés alors que la terre était fraichement labourée. Aucun paysan n’abandonnerait une terre fertile sans une excellente raison. Alors dites-moi tout, dans les moindres détails. Quant à mes hommes, ils stationneront à l’extérieur du village et s’occuperont de leurs propres rations. Il ne sera pas nécessaire de les nourrir pour le moment. Nous allons aussi avoir besoin de nouvelles cartes et d’éclaireurs connaissant la région. »
Elle tendit la carte qu’elle possédait à l’ancien du village.
« Nos cartes sont obsolètes. Il nous faut en savoir plus sur la région si nous voulons pouvoir vous aider efficacement … »
Avec un peu de chance, les villageois seraient assez courageux pour l’aider. C’est alors qu’elle remarqua la présence de cet homme aux côtés de l’ancien. A ses traits et sa carrure, il venait sans aucun doute du Reike, ou à minima, de l’ouest des terres républicaines. Athénaïs lui lança un regard interloqué car il ressortait suffisamment du lot pour attirer son attention. Que pouvait bien faire un Reikois dans les environs, si loin des terres impériales ? Etait-ce un criminel en fuite ? Cela ne devait pas manquer dans la région. Il était très probable que beaucoup de criminels reikois tentent de se mettre au vert dans les terres septentrionales, tant le pouvoir impérial et républicain y était faible.
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