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  • Dim 20 Oct - 16:20

    C’est que la démonstration va pas être évidente à faire, en plein cagnard, au milieu de la ville. Lou est droit comme un piquet à côté de nous, et si c’est lui qui écrit tous les rapports pour noter scrupuleusement la moindre de nos actions et le plus petit de nos progrès, ce qui demande déjà un don pour l’hyperbole dont on le sait dépourvu, c’est quand même sur nous que ça va tomber, de faire faire le tour du propriétaire à Patoche, qui s’est clairement payé des vacances au frais de la princesse, et ses nouveaux amis.

    Ils sont clairement les relais de l’autorité républicaine à Jardin, et j’sais par le cousin par alliance d’une amie mariée maintenant que le pays est pas chiche quand il s’agit de fournir des fonds aux habitants des îles. Et, à voir l’état de l’île quand on est arrivé, ils doivent pas en voir beaucoup la couleur, sinon ils vivraient dans autre chose que des cabanes avec des toits en feuilles de bananiers. Et ils feraient p’tet autre chose que pêcher des poiscailles et vendre des poisons de contrebande à Janma. Pasque c’est ça, notre principal coup d’éclat, mais ça va être difficile de le montrer maintenant, en plein jour, alors même s’il se fait discret vu que tous les pontes viennent de se radiner.

    « Euh, oui, oui, Commissaire, mesdames, messieurs. Mesdemoiselles, aussi, peut-être. »

    J’espère qu’ils sont prêts à être impressionnés. Pasque si nos rapports informels donnent l’impression qu’on a lancé la production et la vente de gnôle de contrebande à partir des îles, qu’on facilite l’export de colifichets et de reliques de valeur douteuse vers le continent, et qu’on est train d’encourager un officier républicain retraité à écouler des plantes mortelles auprès des guildes d’assassins de la République, c’est qu’une facette de notre travail. L’usure de nos hamacs donne une impression totalement fausse de ce qu’on a pu faire pendant tout ce temps.

    Enfin, plutôt, nous on est capitaine, on est des cérébraux. Des hommes d’action, aussi, hein, comme tous les OR, mais aussi des chefs, et faut savoir déléguer. Comme Patoche fait, et à voir sa mine actuelle, ça donne envie d’avoir une promotion supplémentaire. Donc on se met en route en direction du village, et de la caserne qu’on y a monté. Ce qui à la base n’était qu’un bâtiment insalubre comme ceux des locaux est quand même devenu quelque chose d’un peu plus sympa, et d’un peu plus solide.

    « Alors, voilà la caserne. Au début, c’était une grande cabane avec des ouvertures partout et les planches de bois un peu pourri. Puis le toit se barrait un peu. Et y’avait pas vraiment de sol. Et les paillasses avaient un peu moisi... »

    J’me racle la gorge. Est-ce que j’en rajoute ? Bien sûr. Et Patoche le sait, vu qu’il a eu les rapports de Lou. Mais ça n’a pas d’importance. L’essentiel, c’est de montrer qu’on a bien bossé, et qu’on a pas été si bien accueilli que ça. Les types de Jardin jettent un regard surpris en direction de ceux de chez nous, qui font des signes de dénégation de la tête. Ça va se régler entre gens importants, ensuite, mais nous, on est juste là pour dire ce qu’on veut. De toute façon, ils pourront jamais prouver l’inverse, c’est parole contre parole.

    Et on est assermenté, il paraît.

    « On a pas mal reconstruit pour que ce soit un peu plus solide. Armature en bois, murs en brique et en torchis. On a fait des fours, du coup, ils sont à l’arrière. C’était pour faire petit à petit. Pour le toit, pareil, armature avec des troncs, on les a traités, aussi, pour qu’ils résistent mieux à l’humidité. Et on a mis des tuiles. Puis ce qui manquait, c’était un plancher, donc on a fait en plusieurs étapes : on a creusé un peu en dessous, puis mis en place un genre de parquet. »

    J’ouvre la porte, et ils peuvent voir la grande pièce commune, très sombre, dans laquelle il fait une chaleur à crever. Les fenêtres sont actuellement toutes fermées pour pas laisser entrer la chaleur de la journée. J’suis assez fier du travail des troupes, n’empêche : on apprend juste à faire des fortins de fortune et poser des tentes, dans la GAR, mais on a quand même réussi à se faire un petit chez-nous un peu plus sympa. Nous, avec Nanar, on a deux mini-piaules un peu plus isolées, au fond, Lou pareil.

    « Enfin bref, tout le monde fait bien son lit. On reste affiliés à la GAR. Et juste là, sur le côté, c’est le bureau, on l’appelle la capitainerie. C’est là que y’a les bureaux et les dossiers, sous la responsabilité de l’Adjoint Lou Trovnik. On a construit les meubles avec des bois locaux. »

    Puis on les mène sur le côté, en direction du village. Si, avant, c’était juste un tas de masures autour d’une place centrale miteuse, nos allées et venues régulières ont tracé des chemins qui partent dans la jungle autour. Et les routes sont devenues plus larges, vu le nombre de fois qu’on est passé avec nos machettes. Résultat, on peut marcher à cinq de front, en tout cas tant qu’on est proche de la ville principale. C’est moins le cas ensuite.

    « On a aussi pu mettre en place un réseau de routes qui permet d’aller en tout point de l’île assez rapidement, ce qui nous a facilité la tâche quand il s’est agi de cartographier les lieux. Pour ça, on a pu profiter de notre expérience, acquise à Kaizoku, pour lutter contre la contrebande et s’assurer que des grottes ou des anses cachées restent pas hors d’atteinte. »

    Y’a un villageois qui étouffe un ricanement dans une quinte de toux. Il doit croire qu’on les a pas choppés, lui et tous ses copains, et qu’ils continuent à évoluer à notre nez et à notre moustache. Mais que nenni, mon con. Si tu savais que ton coffret de poisons est sagement enterré sous la bâtisse des officiers, tu rigolerais moins, hé ? Mais j’désespère pas qu’on te le fasse découvrir, bouffon. Reste qu’on a vraiment bien cartographié les lieux, sauf le tronçon nord, dans lequel on veut justement ne pas trop attirer l’attention. Celui-là, on est passé un peu vite.

    Et ça nous a permis de trouver d’autres ruines.

    « Tout ça devrait permettre d’assurer une présence un peu plus pérenne de la République et de son Office sur les îles. Cette partie peut servir de centre névralgique pour les îlots proches et nous permettre de nous déployer rapidement. Puis on va finaliser la partie nord dans les semaines à venir. »

    J’sors un mouchoir pour essuyer la sueur qui coule sur mon front. On a dû sortir les uniformes réglementaires pour être tout beau devant les dignitaires et Patoche, et j’regrette pas de l’avoir laissé remisé tout ce temps. Vivement qu’ils se barrent, et nous avec, qu’on puisse reprendre quelque chose de plus léger.

    Un des locaux lève la main.

    « Oui ? Que j’demande.
    - Vos bâtiments vont tenir quand il y aura un cyclone ?
    - Comment ça, un cyclone.
    - Un cyclone, oui, un ouragan. C’est des grosses, grosses tempêtes.
    - Oui, je sais ce qu’est un cyclone, merci.
    - Donc les constructions sont adaptées ?
    - Euh... Mais y’a des cyclones, ici ? »

    Y’a un léger flottement.

    « Une ou deux fois par an, environ. Dans trois ou quatre mois environ ?
    - Ah, que j’fais.
    - Ah, ajoute Gunnar.
    - Ah ? Demande Patoche. »

    On se regarde.

    Lou griffonne quelque chose sur son parchemin.

    Pas terrible, la démonstration, je crois.
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    Gunnar Bremer
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  • Sam 2 Nov - 23:26
    Si la démonstration n’a pas été des plus concluantes, les dignitaires n’en ont rien laissé paraître. Après tout, on ne peut pas prendre conscience de la dangerosité d’un cyclone et l’on apprendra bien ça sur le tas. D’un autre côté, c’est difficile de nous convaincre que ce sont des événements météorologiques particulièrement violents quand leurs taudis sont faits à moitié en terre. Si ça tient, pourquoi ça ne tiendrait pas nous ? Et puis, Banania nous a parlé du fait de devoir réparer à chaque fois après les passages des tempêtes et qu’allait au plus simple en matière d’habitat, ça vous permet de ne pas déprimer quand vous voyez le fruit de votre travail se faire désintégrer sous vos yeux. Ca nous a un peu refroidi et on s’est dit que finalement, on allait devoir se conformer aux règles d’urbanismes locales si ce qu’on dit sur ces tempêtes est vrai.

    Après le tour de la caserne, il est temps pour la pause, évidemment. Et à ceux qui jugeraient qu’on a pas fait grand chose pour en venir déjà à la pause, on leur répondra que ce n’est pas nous qui faisons le planning. C’est surtout Patôche et ces amis qui ont hâte de se restaurer et les mauvaises langues diront que la petite démonstration du matin n’avait que pour seul intérêt que d’occuper tout ce beau monde le temps que l’équipe de restauration descende à terre et s’installe sur la terrasse de la buvette avec leurs cargaisons de victuailles. Vous ne pensiez tout de même pas qu’ils allaient se contenter des jus de fruits locaux et de poissons cuits au feu de bois ? On voit passer quelques bouteilles de vins, des viandes et des pains chauds sur les tables disposés autour de la délégation. Au milieu de tout ce beau monde, on peut apercevoir Banania, tout sourire, une médaille brillante sur sa poitrine bombée.

    -Pourquoi lui, il a le droit d’être à la réception ?

    Cinglé l’a mauvaise et on ne peut pas lui donner tort, pour une fois, même si on préfère crever que de lui dire à voix haute.

    -C’est normal de participer au buffet quand juste avant, tu reçois une médaille de la part du grand chef. C’est que les auxiliaires de l’Office Républicain, c’est un pont entre le continent et les locaux. C’est quelque chose qui fait plaisir aux chefs locaux tout autant qu’à Patoche.
    -Tu l’as appris par coeur, ton texte ?

    Pas vraiment, mais j’ai pioché allégrement dans les éléments de langages transmis par Lou. On peut comprendre que de voir Banania s’enfiler des petits fours pendant qu’on baigne dans nos uniformes, à l’extérieur, pour soi-disant sécuriser les environs alors qu’aucune menace n’est annoncée. Pas même un nuage pourrait obscurcir l’horizon. Madame, qui fait le pied de grue en fixant les bâtisses proches, me fait un signe pour attirer mon attention.

    -Quoi ?
    -Il y a votre copain qui nous regarde.
    -Janma ?
    -Oui. Il a l’air nerveux.

    Ça tombe bien, je devais le croiser. J’échange un regard entendu avec Pancrace et je me dirige dans sa direction. Le contrebandier passe son nez au coin d’une cabane et je peux ressentir son angoisse rien qu’à ces traits.

    -Putain ! Mais qu’est ce qu’il se passe ici ?! C’était pas prévu qu’il se radine ici, lui.

    Je suis intrigué.

    -Vous connaissez Patoche ?
    -Un peu. Une longue histoire. Qu’est-ce qu’il fout là ?
    -Ah bah vous devez bien deviner. Inspection du chef pour impressionner les dignitaires locaux. Graisser des pattes et se faire des nouveaux amis pour du business. Le coup classique.
    -Notre arrangement est en danger. Vous essaierez pas de me la mettre à l’envers ?
    -Allons. On est mouillé l’un comme l’autre. C’est un contretemps, mais laissez nous gérer. Le mieux, c’est de vous planquer le temps qu’ils passent. Vous nous aviez parlé d’une planque, allez y, buvez un coup. Passez à la distillerie, Gégé a fini une cuvée. C’est cadeau, pour le désagrément. Reposez vous et ce soir, on fait la livraison. Patoche et ses potes se seront barrés d’ici la fin d’après-midi. Vous pensez tout de même pas qu’ils vont s’emmerder à passer la nuit ici ?

    Je le sens sur le point de nous lâcher, mais je devine qu’on l’a acculé dans un piège dont il ne peut se sortir sans nous. Des clients l’attendent au tournant. Il a besoin de sa cargaison et il a perdu beaucoup de temps. Puis, tout ce que je dis ce tien et connaissant son passé d’Officiers Républicains, il me paraît évident que j’énonce des évidences pour toutes les générations d’Officiers avant moi. Il finit par acquiescer non sans se départir de son œil suspicieux.

    -Je vous promets que si vous êtes en retard, il y aura des pénalités. Même pour une minute.
    -On sera à l’heure, pas de lézard.

    Ca, tu peux me croire. Je laisse Janma filer vers la distillerie et je reviens vers les collègues. Pancrace me demande.

    -Tout s’est passé comme prévu ?
    -Oui. Il va aller se planquer. La fournée de Gégé est bien prête ?
    -Exact. Par contre, il boude.
    -Je sais pas bien que ce n’est pas de gaieté de coeur qu’on sabote son travail, mais piéger cette fournée avec des soporifiques, ça nous évitera des emmerdes.
    -Il a dit qu’il crachera dans les prochaines fournées en signe de protestation.
    -Il bluffe.

    D' une, il ne voudra pas saboter une autre distillation. De l’autre, c’est peut-être déjà le cas dans toutes qu’on a consommé.

    Deux heures plus tard, une fois les dignitaires particulièrement repus, Patoche nous réunit, le regard empli de curiosité. C’est que Lou a mis dans le planning de l’après-midi une autre activité sous le titre intriguant de “divertissement”. Connaissant l’absence de fantaisie de la part de son subalterne, il n’est pas étonnant qu’il ait de grandes attentes.

    -Je trépigne d’impatience, mes gaillards. Qu'est-ce que vous avez concocté pour nous ?
    -Si les dignitaires de Jardin ont pu constater les bénéfices de la République sur ces îles, il nous semblait pertinent de leur montrer l’efficacité des troupes républicaines pour nettoyer la gangrène de la piraterie et des trafics.
    -Par quel moyen ?
    -Nous avons mis en place un exercice grandeur nature que vous pourrez admirer depuis le pont de votre navire. Tout cela se passera sur le versant nord de l’île. Vous serez surpris, je pense.

    Échanges de regards complices avec les collègues. Si les dignitaires n’ont pas l’air extrêmement emballés, ils ne disent pas non au fait de glander dans des chaises longues sur le pont du navire avec des cocktails à portée de main. Patoche non plus. Si tous les moyens sont de notre côté pour choper Janma sans difficulté, on est pas à l’abri d’un problème et il sera peut-être un peu surprenant pour les chefs locaux de se retrouver en première ligne d’un affrontement naval. Patoche acquiesce et tout ce beau monde commence à rejoindre le navire avec lenteur pour ne pas trop se fatiguer. Nous autres, on part en avant, troquant les uniformes de parades pour ceux d’interventions. On se sent tout de suite mieux. Et la perspective de se foutre sur la gueule donne du baume au cœur. C’est qu’on attend ce moment depuis un bon bout de temps et que briller devant Patoche, c’est un peu notre rêve le plus secret.

    C’est que personne ne dirait non à profiter du confort de Jardin plutôt que de l'inconfort pittoresque de Dimalv.
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  • Jeu 14 Nov - 15:54

    ^Finalement, y’a même un monde où on sort de cette mission avec les honneurs, et les bourses bien remplies. Toutes, hein, pasque les affaires sont quand même très profitables, et qu’il y a strictement que dalle à faire pour dépenser tous ces deniers difficilement acquis. On rêve tous de rentrer au pays, après notre série de plusieurs semaines sur les îles paradisiaques, pour manger autre chose que du poisson grillé, des fruits et des légumes qui ont la texture et le goût de farine pas cuite. Puis la chaleur et l’humidité, bordel… Qu’est-ce que je donnerais pas pour un matin frisquet ou un peu de neige…

    Enfin, j’dis ça, et quand ça arrivera, j’ferai évidemment la gueule et j’enverrai les simples officiers en patrouille à ma place.

    J’me connais, à force.

    Mais j’aurai le plaisir de boire un café chaud pendant qu’ils se les cailleront dehors, et ça, c’est le genre de truc qui donne la banane, pas comme ici où on passe notre temps à en bouffer. En tout cas, en bon ordre, on avance vers le nord de l’île. Y’a un détachement qui passe par les terres, pendant que l’autre a pris notre bateau de débarquement et s’assurera de couper la route aux contrebandiers avant qu’ils puissent s’échapper. Dans une besace, Gunnar a le coffret de poisons, qu’on déposera soigneusement avec le reste de la cargaison de Janma pour finir de le faire accuser. On remontera pas forcément jusqu’à la source, mais ça devrait nous donner les leviers nécessaires pour négocier, éventuellement, et qu’il dénonce lui-même s’il veut pas finir au Razkaal ou dans une autre prison moisie.

    Même Lou a fait le déplacement, une fois n’est pas coutume, sûrement pour rédiger un rapport aux p’tits oignons, même si les chefs peuvent tout regarder en direct de là où ils seront, si on se foire pas. M’enfin, quelles sont les chances que ça arrive vraiment ? Ce sont de simples marchands et pirates, quoi. Puis si on fait une vraie intervention, ça aura ça d’impressionnant, quand même. J’me demande juste si les chefs de Jardin vont vraiment apprécier de voir les habitants de Dimalv se faire sucrer leurs petits trafics. Y’a de quoi rigoler un bon coup, m’est avis.

    On observe l’horizon, avec le navire au loin, et un peu d’animation dans la planque qu’on avait déjà repérée quelques jours plus tôt. Janma a l’air de descendre tonnelet de vin, de bière et d’alcool fort les uns après les autres, pour passer le temps, avec ses hommes. On attend de voir la chaloupe commencer à décharger, avant que Gunnar donne le signal de l’attaque. Pour la description circonstanciée, c’est Lou qui s’y colle, il a dit que j’avais une écriture de cochon, et que c’était toujours confus quand c’était nous qui racontions. Personne lui a dit que c’était bien le but, d’une part pour pas se faire emmerder, et d’autre part pour plus avoir à le faire.

    Bref, allez voir le rapport.

    Moi, j’me borne à l’essentiel : on leur est tombé dessus comme un reikois sur une merde de dromadaire, c’est-à-dire vite et fort, pour ceux qui ont la chance d’avoir vu ni l’un ni l’autre. Ou fort et vite, on s’y perd, parfois. Bref, on leur a mis cher. Le navire au loin a tenté d’appareiller, mais le nôtre est arrivé et lui a coupé d’abord le vent, ensuite la route, jusqu’à un abordage couru d’avance vu qu’il y avait un fort avantage numérique. La grosse inconnue restante, c’était le CPF de Janma. Il nous en avait parlé, et en général, ceux qui connaissent son existence et ses arcanes peuvent passer une vie entière à l’optimiser. Et si certains choix sont bizarrement peu judicieux, comme ceux de Gunnar si on me demande, qui optimise assez mal, hein, faut le dire, on peut toujours tomber sur un cador.

    Comme le dossier est trop vieux, on n’a pas pu remonter le fil de l’histoire et découvrir ce qu’il avait demandé à l’époque. Mais, heureusement, les conditions étaient moins avantageuses, ou alors il a salement vieilli, mais l’un dans l’autre, s’il avait quelques tours dans sa manche, ça faisait clairement pas le poids face à notre duo de capitaines de l’office. J’me souviens surtout de son regard noir, et du pli de sa bouche quand il nous a vus débarquer la matraque au poing.

    « Alors c’est la trahison. »

    Enfin, on peut trahir que ce en quoi on croit réellement, et les promesses n’engagent que ceux qui les pensent vraies, mais bon. On s’est pas fatigué à discuter davantage avec le vieux contrebandier, qui nous a regardés stoïquement en train d’embarquer tous ses sous-fifres pendant que Patoche et les chefs accostaient tranquillement et qu’on se remettait au garde-à-vous. Il nous a adressés un hochement de tête appréciateur avant de se tourner avec un large sourire vers les locaux.

    « Voyez, la fine fleur de l’office républicain vient d’arrêter un contrebandier notoire qui pillait les îles avant de revendre des produits nocifs sur le continent. Son arrestation mettra fin à des petits trafics délétères et à la circulation d’argent sale. N’est-ce-pas ? »

    Ils sourient pas beaucoup de leurs grandes dents blanches, les cousins à Banania. M’est avis que quelques piécettes trouvaient le chemin de leurs poches à eux, mais ils se reprennent, nous félicitent, et jettent des regards difficilement identifiables à notre Janma national. Celui-ci se racle la gorge.

    « Est-ce que c’est possible de négocier une réduction de peine en échange de quelques noms ?
    - Ca dépend. Il en faudra pas mal quand même pour contrebalancer toute la marchandise…
    - Allons, il ne s’agit que de vivres, de quelques reliques, rien de bien méchant.
    - Et un coffret rempli de poisons rares, tout de même, commence Gunnar.
    - Ah bon ? Demande Patoche.
    - Oui, on l’a trouvé, caché dans la cale. »

    Gunnar sort le coffret de sa besace, et l’ouvre pour montrer les flacons et compagnie, de couleurs neutres ou au contraire vives suivant les cas. Chaque petite case est assortie d’un mot qui évoque les pires saloperies qu’on peut trouver sur des lames d’assassin. Janma nous jette un regard interloqué.

    « Mais j’ai jamais eu ce coffret ! Vous savez bien que…
    - Comment ça ?
    - Que… que…
    - On l’a trouvé sur le bateau.
    - Impossible, ce n’est pas à moi.
    - Pourtant, nous sommes assermentés, commente Gunnar.
    - Il faudra aussi interroger les locaux : il s’agit manifestement de poisons fabriqués à partir de produits qu’on trouve ici, que j’ajoute. »

    Janma ferme instantanément la bouche, sait où ça se dirige : il faudra pas pousser beaucoup pour que les habitants disent qu’ils ont été forcés, et qu’il leur a sans doute volé les poisons avant de faire semblant de l’avoir jamais reçu pour les extorquer jusqu’au bout. Sans savoir que c’est nous qui l’avions récupéré y’a plusieurs jours de cela. L’un dans l’autre, c’est plutôt une bonne affaire pour tout le monde, et surtout pour nous. Les éclats de rire se succèdent, les tapes sur l’épaule, puis toute la troupe des grands patrons remballe, retourne boire des cocktails sur son bateau avant de filer fissa vers Jardin. C’est qu’ils ont un emploi du temps chargé, visiblement, et les cabanes moisies de Dimalv ont pas l’air de les exciter des masses.

    On se retrouve dans le village principal, les bras ballants, à regarder notre caserne de fortune qui se fera raser au premier ouragan, et les villageois qui nous regardent sans trop savoir quoi dire. Y’a que les gamins qui sont tristes.

    « Vous revenez quand ?
    - Vous inquiétez pas, y’aura sûrement un nouveau régiment d’officiers républicains, on leur dira ce qu’ils ont à savoir.
    - Mais ce sera pas pareil…
    - C’est vrai. Mais regardez Banania.
    - Ce bon vieux Banania…
    - J’ai toujours su que c’était le meilleur d’entre nous…
    - Je le disais, même… »

    Moi je me souviens surtout qu’ils lui jetaient des cailloux à la gueule, mais c’est p’tet pas le moment de la ramener.

    « Bref, Banania, c’est l’exemple du succès vers lequel vous devez tendre. Il est devenu auxiliaire de l’office, et vous aussi, vous pouvez le faire, une fois que vous aurez grandi un peu, et si vous arrivez à respecter les procédures et les ordres, d’accord ?
    - Chef, oui, Chef !
    - Braves petits. »

    C’est qu’on recrute la prochaine génération d’officiers républicains où on peut, hein, et si y’en a qui sont prêts à devenir auxiliaires plutôt que pêcheurs, grand bien leur fasse. Ça nous fera de la main d’œuvre corvéable, et eux ils partiront de leur île moisie. Puis, avec Nanar, on se dit que c’est l’heure d’un dernier arrêt au bar où on s’est fait enfler le premier jour.

    « Vous voulez regoûter la spécialité locale ? »

    La perspective de notre départ prochain rend le tavernier vachement plus agréable.

    « Non, c’est l’inverse, c’est toi qui vas goûter notre spécialité locale, qu’on lui répond en souriant.
    - Mais c’est chez moi qu’on est…
    - Ta gueule et bois. »

    On verse la gnôle de Gégé dans son cocktail de fruits moisis. On remue soigneusement, on goûte généreusement pour s’assurer que le dosage est bon. Puis on pousse le verre vers lui. Il renifle avec méfiance, puis trempe le bout des lèvres. Ça a un goût de reviens-y, visiblement, pasqu’il liquide le godet en trois gorgées avant de tousser sèchement.

    « Ça cogne.
    - C’est sûr que ça te plante les deux pieds dans le sol.
    - Je vais appeler ça un planteur. Ce sera la nouvelle spécialité locale. »

    On hoche la tête. Le nom est bien.

    « Par contre, hors de question d’arnaquer les collègues qui reviendront sur l’île, pigé ? »

    Il commence par rigoler, mais à nos mines patibulaires, il comprend que c’est pas vraiment une blague ni une question. Il hoche la tête gravement.
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