La longue-vue de l'Amiral fut repliée dans un claquement mécanique. Après s'être étiré en grognant bruyamment, le vieux marin fit signe à deux moussaillons pour qu'ils se rapprochent de lui. Les jeunes tritons obtempérèrent sans mot dire et Bigorneau leur pointa du doigt les abords des ruines écarlates, avant de lancer :

"Préparez le canot, la dame pourra pas nous suivre à la nage."

Les gaillards se dirigèrent vers la rambarde à laquelle était solidement fixée la petite embarcation et alors que tous commençaient à s'affairer en vue de l'immobilisation du vaisseau, Bigorneau descendit quant à lui de l'arrière-pont pour venir à la rencontre de la mystérieuse demoiselle qu'il avait accepté de suivre dans cette mystique aventure. Jetant une œillade à leur invitée qui semblait bien enjouée par la perspective d'une telle découverte, il sourit lorsqu'elle prit la parole pour confirmer avec un enthousiasme pour le moins charmant ce que les hommes affectés à la vigie avaient déjà vu. L'Elémentaire se posta à la droite du petit brin de femme et posa ses coudes sur la rambarde, avant de lui répondre :

"En effet, vous vous êtes pas foutue de nous."

Tournant la tête par dessus son épaule, il beugla aux hommes qui commençaient à s'activer aux quatre coins de la Ginette :

"Voiles relevées, messieurs dames. On va jeter l'ancre et faire le reste du trajet à la nage."

Des maugréèrent et de vagues confirmations se firent entendre ça et là et Bigorneau quant à lui retourna s'affaler contre le support sur lequel il était installé. Un soupir de soulagement lui échappa et son éternel sourire de prédateur marin fit surface. Alors qu'il fixait l'invraisemblable paysage rougeoyant qui se dessinait par delà les flots impétueux, il sentit monter en lui un élan de curiosité mêlée à un esprit d'aventure insatiable puis reprit la parole :

"Vous savez, localiser un trésor perdu dans le temps n'a rien d'une mince affaire. 'Pouvez être sacrément fière de vous, ma p'tite dame."

Offrant à Neve un geste amical qu'il réservait usuellement à ses plus fidèles compagnons de route, le capitaine du vaisseau fantôme tapota l'épaule de l'érudite et sa grimace narquoise se fit plus douce, trahissant une véritable reconnaissance éprouvée pour son improbable invitée. Bigorneau n'avait pas pour usage d'accueillir des savants et des croyants, encore moins; mais les doléances de cette étrangère avaient de quoi convaincre celui que les profondeurs appelaient sans cesse. Dans leurs dos, la voix tonitruante de l'un des forbans se fit entendre :

"Bateau au neutre, on jette l'ancre !"

Le fracas de la chaine défilant dans les tréfonds se fit entendre et lorsque la série de cliquetis métalliques toucha à son terme, une vibration parvint jusqu'aux marins qui arpentaient le pont principal; un signal qui parvint au barreur d'emprunt qui remplaçait habituellement Bigorneau lors des manœuvres d'amarrage. L'Amiral était certes le seul véritable maître du navire magique mais lorsque la situation le nécessitait, la bonne vieille mécanique reprenait ses droits et le vieil Elémentaire chargeait ses compagnons de prendre les commandes. Attirant l'attention de Neve d'un signe de main, l'Amiral lui indiqua la direction à prendre pour monter à bord du canot apprêté pour elle, puis il lui dit :

"Montez là-dedans. Mes hommes nous suivront."

Les canots servaient rarement, étant donné que l'intégralité de l'équipage de la Ginette était composée de tritons, de morts-vivants et d'hybrides croisés avec des créatures marines, mais les petites barques conçues pour traverser les quelques dizaines de mètres séparant l'embarcation principale des côtes demeuraient entretenues et prêtes à l'emploi, justement au cas où des invités dénués d'attributs amphibies se présentaient. Quand Neve s'approcha de la barque, une paire de rame lui fut offerte mais Bigorneau refusa pour elle d'un geste de main désapprobateur, avant d'ajouter :

"Hors de question. Qu'un costaud grimpe avec elle et s'en charge à sa place. Vous n'allez tout d'même pas faire ramer une donzelle, non ?"

Le mépris qu'éprouvaient la plupart des Naufrageurs pour les "surfaciens", comme il les appelaient entre eux, se fit sentir immédiatement. Les ordres de l'Amiral demeurant toutefois indiscutables, un volontaire à gueule de requin se rapprocha sans discuter et monta dans le canot en s'armant des ustensiles, puis tapota l'assise pour inviter Neve à s'installer face à lui. Satisfait, Bigorneau remercia silencieusement le gaillard en lui adressant un signe de tête puis il escalada la rambarde et prononça quelques mots :

"On s'retrouve de l'autre côté, m'dame."

Puis, tel un curieux acrobate, il se tourna dos à l'océan et se laissa tomber en arrière pour rejoindre les eaux empourprées dans une effusion aqueuse. Il fut aussitôt imité par d'autres amateurs de voltige, une dizaine de crapules qui plongèrent les uns à la suite des autres, laissant ailerons et nageoires dépasser des mers tandis qu'ils se rapprochaient des vestiges écarlates. Les poulies maintenant le canot de Neve en place furent actionnés et, à son tour, elle descendit jusqu'à la surface.

Une sacrée aventure qui débutait.