Le 12 septembre de l'an 3

Récit de Fabius

Cela fait bizarre de passer par la porte principale. Après des milliers d’années à entrer par la porte de service des bâtiments pour y voler des documents, je peux agir en plein jour, comme représentant du nouveau Cœur, le Grand Argentier, Tagar Reys.

C’est lui qui m’a confié cette délicate mission. D’après ce qu’il m’a dit, il a beaucoup voyagé quand il était Contrôleur Royal, mais il doit rester au Reike maintenant et il a besoin d’un émissaire connaissant bien la République. J’ai accepté de l’aider dans sa tâche, d’une part, car je pense que l'Empire est la seule nation à pouvoir empêcher un troisième retour des Titans et d’autre part car je suis blasé de mon travail en tant qu’espion.

Quand on a vécu près de cinq mille ans, ma nature de démon ne me permettant pas de mourir de vieillesse, on est à la recherche de nouveauté. J’ai avec moi une sacoche contenant de nombreux papiers et ma visite a été planifiée avec une certaine juge, Deirdre Velitès. J’entre donc au sein du tribunal où les gardes vérifient mon identité, s’assurant par la même occasion que je n’ai aucune arme.

Je n’ai rien sur moi, ayant toujours préféré utiliser mes pieds et mes poings pour éliminer mes opposants. Le plaisir que l’on ressent en cassant des membres est toujours présent, même après des centaines de combats et je participe régulièrement à des duels pour garder la forme.

Mais aujourd’hui, je dois me servir de ma tête, il faut arriver à faire un échange de prisonniers, un Reikois a été condamné ici pour détournement, mais il a fait bien pire au Reike où mon supérieur hiérarchique a beaucoup de questions à lui poser à propos d’évasion fiscale. De notre côté, nous avons également un Républicain, ayant fraudé les deux pays, que nous avons attrapé. Il s’agit donc d’un échange équitable et j’espère pouvoir mener cette transaction à son terme.

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Deirdre se trouvait encore derrière son estrade, rangeant les dossiers de la dernière affaire qu'elle venait de rendre, encore habillée de sa traditionnelle robe de juge. Ses yeux balayaient froidement ses papiers, mais elle ne retint pas un soupir qui trahissait sa lassitude. La journée avait été longue et elle savait pertinemment qu'elle n'était pas terminée. Elle devait encore rencontrer un officiel de Reike concernant des négociations sur un prisonnier. Elle tenait d'ailleurs déjà dans ses mains les choses qui le concernaient. Quand elle daigna lever les yeux, elle vit que son hôte était là, escorté dans le tribunal. Nonchalamment, elle le rejoignit d'un pas assuré, laissant tonner ses talons sur le pavé. Lorsqu'elle arriva à la hauteur du représentant, elle lui tendit la main.

" Bonjour. Je suppose que vous êtes le représentant de Monsieur Tagar Reys ? Je suis le Juge Deirdre Velitès. Si vous voulez bien me suivre... "

Elle fit un mouvement de tête pour le saluer et un signe de sa main libérée de sa poigne pour lui montrer la direction. D'un autre geste, elle sembla signifier aux gardes qu'elle s'occupait du reste et emmena le reikois loin de la salle d'audience, la libérant pour les prochaines affaires à traiter par ses collègues. Étant donné le poids de l'affaire et des négociations à effectuer, elle préférait discuter dans son bureau dans tous les cas, un endroit plus intimisme et éloigné des curieux. Si cela avait été Tagar lui-même, cela aurait été plus que nécessaire. Il fallait dire qu'il n'était pas un homme d'une grande discrétion ou tout du moins, que l'on remarquait vite... ce qui n'était guère du goût de la jeune femme.

Bien vite, ils arrivèrent devant une porte où le nom de la jeune femme était gravée dessus et invita le reikois. Là, on pouvait apercevoir un immense bureau en noyer, simple et distingué, où prônait une pile de dossiers parfaitement alignés, ainsi que l'encre et la plume. Il n'y avait rien qui dépassait et montrait l'attention avec laquelle celle qui officiait ici était méticuleuse et organisée. Il y avait quelques armoires fermées à clefs et deux sièges devant son bureau pour recevoir.

" Asseyez-vous, je vous en prie. "

Le laissant prendre place, Deirdre se délivra enfin de l'épaisse robe de Juge. Si elle était fière de la porter, elle ne pouvait nier que cela était aussi un soulagement de la quitter. Elle tenait particulièrement chaud et était d'une matière désagréable à porter. Néanmoins, l'austérité de ce "costume" était nécessaire pendant les audiences et elle respectait le protocole. En attendant, cela permit de découvrir la femme élégante, dévoilant enfin ce qui se dissimulait sous l'épais tissu : une chemise blanche impeccable, une jupe haute, noire et haute, près du corps, des jambes infinies avec d'élégants talons aiguilles. Quant à son visage, elle portait toujours une chevelure impeccablement peignée et rabattue sur le côté, et se maquillait les lèvres avec un rouge presque ostentatoire, en comparaison aux restes des couleurs sobres de sa panoplie. Pourtant, cela soulignait dignement sa féminité.

" Voulez-vous boire quelque chose avant que nous commencions ? "

Il y avait en effet une petite table dans un angle de la pièce où il y avait plusieurs bouteilles de verres dont on devinait les alcools. Deux verres attendaient d'être remplis selon la volonté de chacun. Une fois le choix fait ou refusé, Deirdre retrouva sa place derrière son bureau, croisant les jambes et porta ses yeux noirs sur la silhouette du reikois.

" Bien. Dites-moi ce que vous avez pour nous ? "

La juge ne passait pas par quatre chemins.

J’arrive dans la salle d’audience du tribunal où se trouve déjà une jeune femme, coupe de cheveux courte, robe de juge impeccable, elle correspond parfaitement à l’image que je me fais d’une représentante de la justice Républicaine, froide et implacable. Elle me tend la main et je lui sers, d’une poigne ni trop dur, ni trop molle, lui indiquant par-là mon respect, tout lui indiquant :

C’est bien moi, je suis Fabius Taillerand, diplomate, enchanté de faire votre connaissance.

Nous arrivons dans son bureau où tout est classé d’une manière tout à fait ordonnée, une vrais dingue du rangement, ce qui n’est pas du tout ma tasse de thé, préférant le chaos. Mais je ne vais pas lui faire ce genre de réflexion, cela risque d’être mal pris. À son invitation, je m’assois et je regarde la propriétaire des lieux enlever les insignes de sa fonction. Je remarque son ensemble, chemise et jupe bien assortit et je peux observer que j’ai devant moi une bien belle femme. Après des millénaires de débauches, j’ai pu goûter à tous les plaisirs de la chair et je ne suis guère impressionné, mais je ne dirais pas non si elle me proposais gentiment. Elle me demande si je veux boire et je lui réponds en souriant :

Si vous aviez du whisky, ce serait parfait.

Je suis loin d’être comme Tagar et sa boisson à la cerise qui est bien trop sucré et fait un peu chochotte. Je m’en tiens au classique et j’apprécie toujours un bon alcool, même si, par ma nature de démon, je n’ai pas besoin de boire ou de manger. Une fois servis et bien installé elle entre dans le vif du sujet et soucieux de lui plaire, je lui tends les différents documents que j’ai ramenés, lui précisant :

Le Grand Argentier sollicite votre tribunal pour obtenir un échange de prisonniers. Nous avons un jeune homme, Républicain, qui a trempé dans la contrebande et qui a été condamné suivant les lois de notre pays. De votre côté, un homme d’affaires Reikois a été condamné pour détournement dans votre pays. Avec votre accord, nous souhaitons que chaque personne puisse rejoindre sa nation.

Voilà, j’ai exposé le problème et je me tiens prêt à répondre à toutes les questions de la juge qui me fait face.

Fabius Taillerand. Voilà un nom que la jeune femme devrait retenir. L'enregistrant dans un coin de son esprit, elle apporta le verre de whisky qui lui ferait plaisir. De son côté, elle se servit un bourbon avant de s'en retourner à son siège. Trempant ses lèvres, elle écouta alors les paroles du diplomate tandis qu'elle commença à feuilleter les documents que ce dernier avait apportés. Ces yeux balayèrent les grandes lignes, tournant les pages assez rapidement pour s'arrêter sur la liste des crimes reprochés au Républicain détenu par le Reike. Il était fâcheux de savoir que l'un des leurs se trouvait là-bas, comme visiblement cela paraissait ennuyer leur voisin. Là, elle posa son verre et soupira avant de lever les yeux vers Fabius.

" Monsieur Taillerand, j'entends parfaitement votre requête... enfin, celle du Grand Argentier, mais je ne suis pas certaine de l'équivalence des crimes de nos deux... hors-la-loi. "

Croisant ses jambes dans le sens contraire, elle s'enfonça dans son siège en prenant une expression pensive.

" Nos deux candidats à l'échange ne pèsent pas le même poids. Un vulgaire contrebandier contre un homme d'affaire ? Le Rekois que nous avons entre nos murs était une meilleure source d'information que l'amateur Républicain qui se trouve dans votre pays. Nous n'avons pas encore appris tout ce que nous voulions de lui, notamment que les éventuelles complicités qui ont pu lui permettre d'étendre ses activités aussi facilement. "

Ce fut à ce moment-là que Deirdre sourcilla légèrement.

" A moins que ce soit là la raison de votre manifestation ? "

Récupérer un homme gênant qui en savait trop divulguer des informations à la République. Cela serait, après tout, tout à fait possible, surtout si cela impliquait un homme d'affaires possédant quelques influences ou connaissances. Ce n'était pas une chose rare dans le monde corrompue du Sekai et si cela l'était... Le métier de la Juge serait bien triste.

" En l'état, je ne suis pas satisfaite des conditions. Auriez-vous quelque chose d'autres à me proposer ? "

Est-ce que la jeune femme était dure en affaire ? Oui. Elle ne serait pas dans le fauteuil dans lequel elle se tenait si cela avait été le contraire.

Après avoir brièvement consulté les documents, la juge prend la parole pour m’indiquer que les deux prisonniers, ne sont pas équivalents et demande si j’ai une autre paire de carte dans ma manche, pour augmenter la mise. Bien sûr, j’ai la réponse, mais avant, j’indique à mon hôtesse :

Votre whisky est très bon, c’est un produit du clan Campball si je ne m’abuse.

L’avantage de consommer de l’alcool depuis des milliers d’années, c’est que l’on réussit à les repérer très facilement. Je continue ensuite, en lui indiquant :

Il me semble que vous ayez oublié un élément important. Le jeune homme qui a été capturé chez nous, est le futur gendre d’une grande famille Républicaine. Jusqu’ici, nous avons conservé cette information pour nous, mais ce serait dommageable pour ces notables, d’avoir leurs noms associés à une activité de contrebande.

Voilà mon argument massue, le Grand Argentier n’a pas choisi cette personne au hasard et comme il le dit lui-même, il est pratiquement devenu un expert de la République. D’habitude, je prends toutes ces paroles avec beaucoup de pincettes, il a tendance à beaucoup exagérés et il se trompe souvent, mais là, je pense qu’il a eu le nez creux. La politique Républicaine ne s’embarrasse pas de scrupule et si un moyen de pression est découvert envers un sénateur, il sera utilisé pour le faire chanter jusqu’à ce qu’il quitte son poste.
Contrairement à l’Empire, qui est beaucoup plus monolithique, ici, tout est changeant et les alliés d’hier peuvent se transformer en ennemis d’aujourd’hui en l’espace d’une seconde. Je sais que le jeune homme pourra faire une très belle monnaie d’échange. Et c’est la personne qui est en face de moi qui détiens son destin entre ses mains. Grâce à son métier de juge, elle pourra le déclarer libre ou l’emprisonner pendant des années.

Deirdre fit une petite moue, acquiesçant devant les connaissances de son hôte concernant la qualité du verre qu'elle lui avait servi. Il fallait dire qu'elle n'avait pas eu l'occasion d'acheter elle-même sa cuvée, elle s'en était remise à l'un de ses employés pour lui trouver ne cuvée de bonne qualité, mais qui était plus à même d'être apprécié par plus de palais.

"  Il est vrai. Ce n'est guère mon préféré, mais il fait très bien son office. "

La Juge avait toujours préféré les alcools bien plus pêchus. Mais qu'importait, elle n'était pas là pour le plaisir, uniquement le travail. Guettant alors la réponse de Fabius, un sourire se dessina sur le bord de ses lèvres, l'oeil plus malicieux et sans doute un peu provocateur lorsque ce dernier lui donna plus amples informations sur l'homme qu'il détenait. Là, elle prenait son verre, faisant tournoyer le liquide ambré sans quitter du regard celui qui lui faisait face.

"  Et ?  "

Lentement, elle put d'une petite gorgée avant de s'approcher de son bureau et de s'y accouder, le regard dur.

"  Vous pensez qu'au prétexte que cet individu est un "fils de" ou "gendre de", je lui offrirais plus de passe-droit qu'à un autre ? Oh, c'est si mal me connaître.  "

Deirdre s'enfonça présentement dans son fauteuil.

"  Monsieur Taillerand, je ne sais comment vous trairez les lois dans votre pays, mais ici je ne fais pas de différence de traitement. Républicains, Reikois. Mon jugement ne tient ni compte du rang social ou des pressions familiales. Je refuse que la corruption vienne salir les bancs de mon tribunal.  "

Soupirant avec un mépris évident pour la soi-disant famille républicaine du prisonnier, elle se montra implacable.

"  Cette famille a eu le tort de donner la main de leur fille à un criminel. Il aurait été plus intelligent pour eux de se renseigner sur l'homme en question plutôt que de se laisser appâter par sa gouaille. Ils paieront leur erreur de jugement. En attendant... Cet argument n'a aucune valeur à mes yeux. "

La réputation des uns ou des autres ne la concernait pas. Contrairement à ces gens, le père de Deirdre n'avait pas été coupable des chefs d'inculpations qui avaient conduit à sa mort prématurée. Ce contrebandier, lui, était coupable de ses erreurs. Il en payait les conséquences.

Et bien, il semblerait que Tagar se soit finalement trompé ! Mon interlocutrice dit être incorruptible, ce qui serait bien étonnant, car j’ai vécu des milliers d’années et je n’en ai pas connu une seule. En-tout-cas, elle refuse ma proposition, la rejetant sans aucune hésitation, comme si ce n’était rien. Tous les juges, pour garder leurs places doivent obtenir des appuis, vu le nombre de personnes prêtes à prendre leur place, mais il semblerait que ce ne soit pas le cas de la jeune femme. En-tout-cas, je n’ai plus aucun atout dans ma manche, je rassemble donc les différents documents que j’avais sorti de ma petite mallette et je lui annonce :

Il semble donc que nous n’ayons pas d’accord. Il est heureux pour le jeune homme que l’esclavage n’existe plus au Reike. Il sera sûrement condamné aux travaux forcés pendant quelques années avant de pouvoir rejoindre la République.

Il n’y a aucune culpabilité dans ma voix, j’énonce juste un fait. Concernant l’homme d’affaires Reikois, il faudra passer par un autre biais pour récupérer l’argent, mais je fais confiance aux services financiers de mon pays pour retrouver ce magot mal acquis, après tout, il n’a pas pu disparaitre, il est là, quelque part. Je n’ai plus qu’à indiquer à la jolie jeune femme aux cheveux courts :

Juge Deirdre Velitès, je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. Je ne doute pas de vous revoir pour des affaires similaires, d’ici là, je vous souhaite une bonne journée.

Si la Républicaine n’a plus rien à me dire, je quitterais les lieux, ma mission a été un échec, mais qui aurait pu deviner que j’aurai une fonctionnaire n’acceptant pas d’obtenir un levier, en face de moi ? En plus, il s’agit d’un premier contact, les seconds seront plus faciles, je n’ai donc pas perdu mon temps.