Qultarn tenait le crâne d’un paysan dans sa main gauche, et son épée ensanglantée dans la droite.

La famille de huit qui vivait ici gisait dans des positions diverses, comme autant de pantins désarticulés abandonnés là par un enfant capricieux. Le sol en terre battue, tassé par des générations de fermiers, ne parvenait pas à boire l’hémoglobine qui s’échappait des blessures qui leur avaient été infligées, et les restes d’une marmite de ragoût ou de porridge gouttaient peu à peu de la table en bois brut pour tomber dans le rouge d’un enfant de quatre ou sept ans. Qultarn ne savait jamais quel âge donner aux enfants humains. Ils étaient tous si petits que c’en devenait impossible.

L’homme balbutia quelques mots, une supplique envers les titans ou envers lui, une malédiction peut-être ? Distrait par les bruits du dehors, il lui trancha la tête négligemment de sa lame avant de laisser la tête rejoindre le corps dont elle était maintenant séparée. Il s’éloigna d’un pas pour éviter les éclaboussures ou de marcher dans le sang. Certains animaux avaient un odorat très développé, et si c’était une magie qu’il n’avait jamais pris le temps d’apprendre, il savait qu’elle existait, et qu’il valait mieux éviter de s’offrir à une traque facile et évidente.

Cela faisait quelques jours qu’ils hantaient le territoire de ce qu’avait été Maël la Blanche à l’époque de la Confédération de Shoumeï. Ni la Volonté des Titans ni l’Entité ne s’étaient exprimés clairement comme ils savaient le faire par moment, mais savoir Maël sous le contrôle d’un soldat reikois et d’une traîtresse diviniste avait suffi à leur indiquer qu’il était temps d’agir. Si l’Empire reprenait ses rêves d’expansion et de conquête, il ne faudrait pas longtemps avant que tout le nord de Benedictus ne leur soit inaccessible sans devoir traverser un territoire ennemi et hostile.

Stratégiquement, il fallait donc affaiblir les positions de Maël tout en rappelant à ses habitants que les Titans étaient les seuls vrais Dieux. Un petit détachement s’avérait le plus opportun pour ce faire, et ils prenaient soin de se déplacer sous le couvert des frondaisons ou de l’obscurité avant de cibler, dans un premier temps, des fermes et manses isolées, éventuellement quelques hameaux par la suite en s’enfonçant dans la zone d’influence du Reike.

La priorité était d’esquiver les patrouilles de l’armée régulière et des milices en place pour ne pas risquer d’être pris en embuscade, blessés ou coincés le temps que des renforts n’arrivent.

Toute l’expérience de brigand et de pillard de Qultarn tombait à point nommé, et s’il aurait pu avoir l’impression de régresser depuis son départ du Berceau, il était au contraire ravi de ce retour aux sources qui lui permettait de remettre en application certains de ses talents qui avaient été quelque peu effacés alors qu’il faisait le garde-chiourme dans une fosse sans magie. Même d’avoir sa mana qui répondait à la moindre de ses pensées, qui coulait fluidement dans ses veines, était une amélioration considérations de sa condition. Il se sentait plus vif, plus puissant, en bref, plus vivant...

C’était la troisième maison qu’ils visitaient, une autre ferme perdue dans les collines qui entouraient la ville. Le lopin de terre semblait relativement fertile, et la famille nombreuse le confirmait. Le drakyn hésita sur la marche à suivre, puis se baissa et posa la tête sur le table, yeux tournés vers la porte en une expression de terreur. La mise en scène était basique, mais il n’était pas là pour ça, et il était surtout accompagné d’un expert dans le domaine, de ce qu’il avait pu constater jusqu’à présent. Partant de là, il favorisait la simplicité et laissait l’art de son frère diviniste s’exprimer.

Un bruit de sabots attira son attention alors que la porte entrouverte grinçait pour dévoiler la silhouette encapuchonnée de Sublime, l’hybride et fidèle de Puantrus. Qultarn n’éprouvait pas pour lui le dégoût ou la méfiance de ses autres frères et soeurs, ayant conscience que le destin pouvait faire d’étranges compagnons de fortune et d’infortune. Ç’avait été le cas au sein de la Horde, ça l’était également maintenant. L’essentiel avait toujours été d’avoir une unité de but et d’action. Qultarn trempa un doigt dans la marmite, goûta. Il grimaça : quelques légumes, beaucoup d’eau et d’herbes. Un crachat lui rinça la bouche.

Le pillard se baissa, attrapa la cheville de la vieille femme qu’il avait occis un peu plus tôt, et traîna son cadavre dehors. Mouillant un morceau arraché de sa tunique dans l’énorme plaie qu’elle avait au ventre et qui commençait déjà à empester les environs, il inscrivit sur la chaux blanche de la maison, en lettres presqu’aussi grandes que lui : « MORT AUX APOSTATS ». L’écriture bavait un peu au début, s’effaçait en partie à la fin, mais le message devrait être suffisamment clair, comme ceux qu’ils avaient laissés un peu plus tôt.

« C’est bon, pour la grange ? »

Les effluves pestilentiels qui en venait suffisait à répondre à sa question, et à travers la double-porte, malgré la pénombre, il distinguait les cadavres d’une chèvre, de quelques vaches et d’un chien de berger. Les mouches rôdaient autour mais ne souhaitaient visiblement pas entrer pour se repaître du bétail, privilégiant les humains dans la maison. Dans le ciel, la lune, gibbeuse cette nuit, venait de passer derrière les nuages, plongeant les lieux dans une obscurité faiblement éclairée par la lueur froide des étoiles.

« Repartons, je voudrais bien faire aussi ce manoir avant le lever du jour, fit Qultarn en pointant une imposante bâtisse au nord. »

C'est par un sourire ainsi qu'une humble révérence que Sublime répond à son camarade par l'affirmative. Lorsqu'il s'abaisse bien bas, quelques tripailles embrochées sur ses cornes spiralées tombent à terre, révélant ainsi le sort qu'il a réservé aux pauvres fermiers dont il a écourté l'existence avec une brutalité sans nom. De sa gueule aux crocs difformes émane une brume vaporeuse tout comme jaillissent de ses gencives infectées des bulles acides. Sa vile magie s'est renforcée au fil de ses excursions, les faveurs de son Dieu se font plus grandes chaque jour et de l'effroi qu'il inspire aux incroyants naît les prémices d'une noire légende.

"Mille vies y commencent."

Tous les compagnons du héraut pestiféré savent pertinemment ce que traduit de tels propos. Souillées et maudites, les dépouilles des victimes se voient bafouées par delà le trépas; réduites à l'état de monceaux de chair grumeleuse dans laquelle forniquent les plus infâmes parasites du règne animal et bactérien. En éternelle défiance face à l'ordre établi, Sublime croit révéler la laideur innée qui se dissimule sous l'enveloppe de ses ennemis. Il traduit, dans ses tableaux sanglants où la maladie fleurit avec une terrible aisance, l'expression de ce qu'il comprend du monde qui l'entoure. En tant que porteur de dons, il prend sa tâche considérable avec un sérieux absolu.

"Nous repartons. Nous détruisons."

Qultarn est un allié qu'il apprécie. Taciturne, invariablement sérieux et ô combien efficace; il ne laisse pas sa fidélité envers la Maîtresse des Secrets mettre une quelconque forme d'opposition entre le guerrier purulent et lui. Il y a dans le massacre qu'ils commettent de concert une franchise indéniable, une diligence propre à ceux dont l'individualisme du mécréant disparaît au profit d'un amour vrai du divin. Il y a, dans cette abnégation que le paladin noir suppose réelle, une beauté inqualifiable.

Sublime crache dans la boue, ajoutant au fumier une tâche faite d'un sang qui n'est pas le sien. Cela fait, il relève son museau tordu en direction des cieux obscurcis et c'est après avoir prestement observé l'astre timide qui se dissimule derrière les nuages qu'il ramène son épée colossale à son fourreau de cordages tout en ricanant. Désireux de ne pas garder ce trait d'humour poétique pour lui-même, le géant cornu s'ébroue mollement puis reprend la marche et lance :

"N'est-ce pas amusant ? Alors que nous menons nos plus ferventes batailles, la lune nous tourne le dos. C'est un symbole fort... un bon présage."

Les ténèbres enrobent leurs pas lourds et si l'obscurité demeure leur alliée car Sublime a les flammes en sainte horreur, ni l'un ni l'autre n'a l'arrogance requise pour se vanter d'une quelconque qualité en matière de furtivité. Il leur suffit donc de parcourir deux lieux à peine pour se voir déjà récompensés par une opposition autrement plus armée que ne le sont les sans dents et leurs pauvres fourches. L'oreille de l'homme-chèvre se tend et ses mouvements lents cessent dans le même temps lorsque Qultarn lui fit signe de s'arrêter d'un signe de main. A s'y pencher avec plus d'attention, il relève effectivement d'intrigantes sonorités, à savoir des éclats de voix graves ainsi que les sons aisément reconnaissables de plaques d'armures qui s'entrechoquent. N'ayant même pas la décence de murmurer ou de camoufler sa présence d'une façon ou d'une autre, Sublime s'esclaffe et grogne :

"Je reconnais bien là le fumet de mes proies favorites. Des patrouilleurs reikois, comme c'est appétissant !"

La lame à peine sèche est déjà récupérée dans un froissement de toile frottée et le bourreau, avec une gourmandise malsaine, lèche ses babines sanglantes pour ensuite se placer au beau milieu de la route, arme à l'épaule et doigts déjà chargés d'énergie arcanique. A quinze mètres à peine, les six gaillards bien mal préparés s'immobilisent en apercevant la silhouette délirante du monstre encapuchonné qui se positionne en obstacle évident et c'est le plus dégourdi des militaires qui beugle en premier :

"Halte là, marauds ! Vous n'êtes point paysans ni marchands, n'est-ce pas ? Déclinez votre identité."

Le parfum de charogne parvient tout juste aux narines du soldat et tout en portant deux doigts à son nez pour le pincer, il esquisse un geste de recul et comprend instinctivement à quoi il fait face.

A choisir, le drakyn aurait préféré ne croiser aucun soldat pendant encore quelques jours, afin de leur permettre de continuer à attaquer la population sans défenses, puis éventuellement de monter une embuscade comme celle à laquelle ils avaient pu se livrer quelques semaines plus tôt au Reike sur les Gardiens du Berceau. Hélas, l’Empire semblait prendre au sérieux la défense des habitants du protectorat, que ce soit contre les brigands qui tendaient à pulluler maintenant que le pays et son gouvernement s’étaient effondrés, ou contre les monstres, dont certains avaient été touchés par la Grâce des Titans et faisaient preuve d’une agressivité et d’une force peu communes.

Tel était le don des Dieux.

« La lune s’est détournée de votre sort. Qu’en dit votre fausse religion ? Railla Qultarn en écho au commentaire précédent de l’hybride. »

Oscillant entre nervosité et énervement, les quatre hommes et deux femmes raffermirent leurs prises sur les armes qu’ils avaient, tandis que d’un mouvement exercé de l’épaule, le pillard faisait glisser le bouclier accroché à son dos sur son bras gauche. Dans un chuintement métallique, son épée jaillit du fourreau, et il fit un moulinet du poignet pour détendre l’articulation et montrer qu’il ne craignait pas leurs adversaires. Il connaissait la prouesse au combat de son compagnon, donc il avait meilleur temps de s’occuper de lui-même.

« Tâchons d’en garder un en vie pour lui extirper des informations, d’accord ? Souffla l’ex-Gardien. »

Au signe d’assentiment du zélote de Puantrus, il se mit en garde derrière son écu, laissant les reikois approcher, deux lanciers d’abord, suivis de trois épéistes tandis qu’une archère restait derrière. D’un mouvement fluide, elle entreprit de bander son arc, avant de l’armer d’une flèche piochée dans le carquois qu’elle portait à la ceinture. Le projectile fila entre deux de ses alliés et Qultarn l’esquiva d’une torsion du buste, ses sens aidés par la vitesse surhumaine qui animait également ses membres.

« De la magie ! Cria-t-elle. »

Dans un bel ensemble, les lanciers arrivèrent au contact, choisissant chacun un des deux adeptes. La lance du premier glissa en vain sur l’armure en bronze céleste de Sublime tandis que l’autre crissait sur le bouclier du drakyn. Puis l’attention de ce dernier devint totalement accaparée par la danse qui l’attendait : son allié saurait survivre, il n’en doutait pas un seul instant, et ce serait même lui rendre service que de s’éloigner pour le laisser utiliser toute la palette des poisons qui étaient sous son contrôle mais avaient tendance à frapper de manière indiscriminée.

De trois pas chassés, Qultarn sortit du chemin pour se retrouver dans l’herbe du talus, ses bottes s’enfonçant de quelques millimètres dans la terre mouillée par l’humidité nocturne. Seul un épéiste avait suivi le lancier, mais il remarqua qu’à une vingtaine de mètres, l’attention de l’archère était toujours sur lui. Maintenant son bouclier en opposition, il s’arrangea pour toujours maintenir les deux adversaires entre l’assaillante et lui-même afin de boucher la vue.

La magie rendit tout l’affrontement presque sans intérêt. Et, sans devoir prétendre l’inverse, Qultarn devait bien admettre que cela lui allait parfaitement : accepter un combat perdu d’avance était un choix idiot, et si le risque avait été trop grand, il n’aurait eu aucune honte à fuir pour séparer ses assaillants, les distraire, ou se regrouper avec Sublime pour aviser. La lenteur de l’homme-chèvre était heureusement contrebalancée par sa résistance et ses facultés de régénération exceptionnelles.

Qultarn feinta d’être pris par une estocade maladroite pour attirer l’épéiste. Son bouclier laissa la lance glisser dans le vide d’une orientation du poignet, et un soudain pas en avant l’amena suffisamment à portée pour que le pommeau de sa lame s’écrase dans le nez du reikois. Il partir en arrière, alors que les chairs commençaient à se remettre magiquement. Temps compté. D’un bond, le drakyn esquiva une flèche accompagnée de sifflement d’air surnaturel et planta la pointe de son arme dans la gorge de l’homme au sol.

Une roulade en avant le mit hors de portée du lancier, tandis qu’une nouvelle flèche volait et venait se ficher dans son écu. Faisant appel à sa mana, il abattit sa lame sur la hampe tendue, plantant la pointe dans le sol. Puis il posa son pied dessus, pesant de tout son poids considérable. Ses os solides, bien plus lourds que ceux d’un simple humain, forcèrent le soldat à lâcher son arme sous peine de chuter avec elle. Il tenta de s’éloigner de quelques pas précipités, mais la vitesse supérieure du brigand suffit à resserrer la distance à nouveau pour ouvrir une large entaille sur son bras placé en opposition, puis sa jambe et enfin de trancher un cou qui ne tenait plus qu’un visage possédé par la terreur et la douleur.

Une nouvelle flèche se planta dans son bouclier, qui devenait moins aisé à manier. Qultarn se plia en deux, blotti derrière sa protection, et partit au pas de course vers l’archère. Avec sa vitesse améliorée, il réduisit la distance très rapidement, mais pas suffisamment pour ne pas que des flèches ne se plantent également dans sa jambière, son écu à nouveau et ne ricoche sur sa spalière. Le premier coup d’épée trancha l’arc en deux, puis une balayette fit chuter la combattante sur le dos alors qu’elle poussait un grognement rauque.

La pointe de l’épée sur sa gorge lui fit lever les mains, paumes vers lui, alors que le long poignard qu’elle portait à la ceinture n’était qu’à moitié dégainé. Reprenant posément son souffle, Qultarn jeta un coup d’oeil rapide du côté de Sublime, qui achevait de résoudre la situation de son côté, face au lancier et aux deux autres épéistes d’infortune.

« Bien. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, je pense. »

Le sourire carnassier qui accompagnait l’éclat terne de ses yeux jaunes, visibles à travers le heaume, firent frissonner la jeune femme.

Comme à chaque fois, l'habile brigand s'élance avec la férocité du tigre pour éviscérer les opposants. Sublime le voit bondir et le suit mollement du regard alors qu'il tranche les gorges d'adversaires trop penauds pour pouvoir ne serait-ce qu'envisager de répliquer. Les yeux embués par la crasse et le pus, le Paladin de Puantrus lâche un ricanement grotesque puis applique sa paume contre la lame de sa gigantesque épée. Un liquide noirâtre s'écoule alors, nappant le métal de l'arme démente. Elle s'imprègne, lentement mais sûrement, du néfaste produit qui suppure depuis la main du fanatique pestiféré. En écho aux propos tenus par l'archère affolée, il se gausse puis fait ouvertement remarquer :

"De la magie, oui. Celle qui s'hérite des Dieux, incomparable aux tours d'esbrouffe des mécréants qui vous gouvernent..."

L'arme colossale est agitée avec une furie ainsi qu'une force dépassant toute logique et dans ce tournoiement puissant, des gouttelettes de poison caustique s'envolent par dizaines. Progressant aussi mesurément qu'il en a coutume, le géant aux sabots fendus met un temps considérable à rattraper son infame camarade mais ses opposants sont si tétanisés par le faciès décharné de l'hybride qu'ils s'en trouve de toute façon tétanisés. Ecume aux lèvres, Sublime approche sans se soucier d'un éventuel assaut à contrer et quand l'un des combattants finit par prendre son courage à deux mains pour tenter un premier coup désespéré, le maudit n'y réagit même pas.

L'épéiste reikois a bien du mal à percer l'armure du monstrueux chevalier et pour cause, celle-ci est taillée dans le bronze des forges divines et ne peut être ne serait-ce qu'esquintée par l'acier des mortels. Un second puis un troisième coup rageur sont administrés et c'est toujours avec l'arrogance d'une bête misant sur sa formidable vitalité que Sublime se laisse atteindre encore et encore, alimentant ainsi l'effroi déjà poignant qui enserre le cœur de ses ennemis. Ils sont vulnérables à la crainte, aux maux, aux chaînes des vivants. Ils sont tout ce dont Sublime a besoin pour créer la vie depuis la mort.

"Peut-il seulement être blessé ?!"

Le soldat impérial bondit de côté, esquivant de justesse l'épée imbibée de poison qui manque de s'abattre sur sa trogne. L'impact au sol est d'une absolue violence et laisse sans mal présager de quelle force diabolique la bête à cornes est dotée. Profitant d'une humble occasion de riposter, l'un des reikois s'avance pour s'engager dans le conflit et quand il entreprend sa plus solide estocade, son arme pénètre le cuir de l'abominable combattant dans un froissement abject, lui sectionnant une partie du cou au passage. L'agresseur sourit avec fierté mais sa risette s'efface aussitôt quand il croise un regard vitreux qui ne lui rend aucune humanité.

Il suffit de ce moment de confusion, de cet éclat d'incompréhension face à cette absence si intégrale d'empathie, de peur ou même de rage; pour que le mal s'engouffre dans la faille stratégique. Le lancier voit bêtement le fauve cornu s'enfoncer plus profondément sur la pointe de l'arme et ainsi fuser droit sur lui. Ne vient il pas de se sectionner la carotide ? La réflexion est vaine, il est inutile de tenter de comprendre ce qui dépasse de si loin les aspirations des Hommes. D'un coup, le soldat se retrouve décollé de terre sans rien sentir. Projeté à une hauteur vertigineuse, il entend les cris étouffés des siens et quand sa folle ascension s'achève enfin et qu'il retombe; il réalise malgré l'état de choc que ses jambes ne l'ont pas suivi dans son saut.

Le corps de cette première victime retombe lourdement à terre et alors qu'un nouveau coup est asséné, Sublime brise le bois de la lance d'une simple impulsion du coude pour ensuite décocher un revers si violent que les yeux de sa cible explosent en se délogeant de leurs orbites. Le premier assaillant, complètement hébété par la folie d'un combat si inégal, a pour seul réflexe de tourner le dos à l'hybride pour s'enfuir mais il est naturellement cueilli par l'épée géante qui transperce son armure. Tout en hurlant de rire, Sublime pivote pour placer son épaule sous le manche de son arme puis, grâce à un mouvement de levier puissant, il fait remonter l'arme dans la dépouille de sa proie, déchirant ainsi son corps en diagonal.

L'épée de l'exécuteur retombe entre les mains expertes de leur propriétaire puis, alors qu'une pluie de sang frais vient recouvrir son museau, il se joint à Qultarn et ajoute en mirant la pauvre survivante :

"Tant de choses, oui..."

Si elle n'avait pas été allongée, elle se serait de toute manière effondré. Le vertige la rend instantanément nauséeuse et malgré de longues années d'entraînement, il ne lui a jamais semblé qu'elle pourrait un jour faire face à tant d'horreur. Elle n'est qu'une pauvre garde, une protectrice des pécores locaux tout juste bonne à faire ses rondes pour mériter sa croute du soir. Elle joue aux cartes, elle boit un verre, elle profite des soirées fraîches avec ses compagnons et elle retourne en caserne pour rêver d'une éventuelle ascension. Rien ne la prédestine à une telle injustice, rien dans son parcours n'est supposée la mener à une telle conclusion. C'est injuste, si cruel. Pourquoi doit elle faire face seule aux engeances des Titanides ?

Une vive douleur la ramène à la réalité. En dépit de toute vraisemblance, Sublime vient d'agripper la demoiselle par le cuir chevelu, l'empoignant avec une force telle que les griffes crochues s'enfoncent dans la chair et menacent même de s'attaquer au crâne lui-même. Avec une aisance extraordinaire, l'hybride relève la combattante qui se démène pour se libérer de cette emprise mais elle réalise après avoir lutté quelques secondes qu'il y a un monde entier entre elle et ce tortionnaire.

"Y a t-il d'autres patrouilles en ces lieux, infidèle ?"

Qultarn n’irait pas jusqu’à dire qu’il avait douté de son partenaire, mais si les choses s’étaient mal passées, il aurait été dans une position difficile : ramener Sublime en le portant sur son dos jusqu’à Benedictus n’aurait pas relevé de la sinécure, c’était le moins qu’on puisse dire. Mais il connaissait l’incroyable faculté de régénération de l’hybride, donc quelques heures à l’abri à se concentrer sur sa magie auraient probablement suffi à le remettre sur pied dans tous les cas. Heureusement, les miliciens, de simples paysans à qui on avait fourré une arme entre les mains pour qu’ils patrouillent, séparent les querelles de voisinage et aillent chercher les véritables soldats en cas de problème, n’avait constitué qu’une opposition de principe.

Sublime souleva la dernière survivante en attrapant une grosse poignée de cheveux. Elle avait les mains cramponnées à son poignet pour essayer de diminuer la pression sur son cuir chevelu, se tordait en l’air, et ses pieds battaient plus bas. Deux ou trois coups tombèrent sur l’armure indestructible du disciple de Puantrus, sans le moindre effet. Ses yeux allaient et venaient entre le zélote et les cadavres de son ancienne équipe, et la panique qui la gagna la fit haleter.

« Lâ... lâchez-moi ! »

Evidemment, personne ne réagit à sa demande, la laissant se trémousser à quelques centimètres du sol. Qultarn jeta un coup d’oeil en l’air, et si le bruit de leur échauffourée commençait à se dissiper dans le calme relatif des collines qui entouraient Maël, il valait tout de même mieux ne pas traîner. La pointe de sa lame vint châtouiller les côtes de la prisonnière.

« Réponds.
- Nous sommes des centaines. Des milliers. Ils vont vous tomber dessus et... vous... dé-pe-cer ! Monstres ! »

Avec un soupir, son épée vint trancher le pied au niveau de la cheville, sans aller jusqu’au bout, laissant le membre sanguinolent pendre et s’agiter avec les soubresauts de douleur de la shoumeïenne. Son cri retentit dans la campagne environnante, arrachant un frisson d’inquiétude au drakyn. Il aurait préféré faire ça dans une recoin isolé, avec un bâillon pour s’assurer que la moitié de la ville ne soit au courant, mais ils devaient faire avec les moyens du bord. Par ailleurs, les massacres déjà perpétrés ne tarderaient pas à attirer l’attention de soldats autrement plus compétents que ceux-là. Il serait alors temps de tirer leur révérence, se faire discret, et laisser les effets de leurs messages se répandre au sein de la population maëlienne.

« Et le manoir, là-bas ? »

Les grognements avaient déjà remplacé les hurlements, les larmes qui coulaient sur ses joues allaient finir par se mêler à sa vessie qui venait de lâcher, et les effluves empoisonnées expirées par Sublime laissaient peu de doute sur la suite de la conversation. Qultarn se demanda s’ils avaient véritablement du temps à perdre quand la couverture de l’obscurité et la rapidité d’exécution étaient encore leurs meilleures alliées. Il était, à la réflexion, peu probable qu’une simple milicienne puisse leur communiquer le détail des patrouilles de la soldatesque ainsi que l’occupation des fermes et manoirs environnants. Peut-être avaient-ils été optimistes, sans doute aurait-ils pu être moins pressés. Mais suite à un combat où il avait dû défendre sa vie, la patience du drakyn n’était pas dans ses préoccupation premières, et faire preuve de clémence envers une infidèle, aussi utile que cela puisse être, avait déjà quelque chose d’irritant.

« C’est... celui d’un ancien officier reikois... il va tous vous tuer ! Vous tuer ! Allez-y ! Achevez-moi ! »

Qultarn faillit obéir directement. Que ce soit vrai ou non, rien que la taille du bâtiment indiquait un petit noble ou une grande famille, et s’il avait été officier, il était possible qu’il leur offre davantage de fil à retordre que précédemment. Soulevant son heaume pour dégager son cou et permettre à un peu d’air frais de rafraîchir sa nuque, il tourna un regard interrogateur vers Sublime.

« Je ne pense pas que nous en retirerons quoi que ce soit d’autre. Repartons. »

Rengainant son équipement, il entendit simplement le sifflement aigu d’une lame puis le choc sourd d’un corps qui tombait au sol derrière lui. Enfin, le bruit des sabots fendus s’emboîta dans le sien, et quelques enjambées suffirent pour qu’ils marchent à nouveau de concert sur le chemin qui menait à la manse. L’agitation du combat puis des cris mourait à nouveau, la nature un instant suspendu reprit ses droits et Qultarn se baissa pour ramasser une fraise dans un buisson proche. Pas très mûre, elle gardait beaucoup d’acidité mais le plaisir de se servir sur la terre qu’il traversait suffit à le remettre de bonne humeur. Il y aurait sans doute mieux à piller au manoir, une fois qu’ils auraient nettoyer les infidèles.

La perspective d’une belle pièce de viande le ragaillardit.

Le trajet jusqu’aux abords de la demeure se passèrent dans le calme et le silence, Qultarn écoutant le bruit des prédateurs nocturnes, à l’affût d’un béhémot qui passerait par hasard à proximité. Heureusement, qu’il s’agisse des milices ou de l’armée, la zone était fréquemment nettoyée pour que les paysans puissent cultiver en paix et nourrir la ville proche. Dans la nuit, il était impossible de la distinguer, malgré ses lumières et ses hautes tours, en raison du relief qui cachait des poches de terrain aux véritables croyants.

Le manoir était plus large, vu de près, et la petite maison attenante semblait clairement destinée au petit personnel. Cela évoqua à Qultarn une autre demeure de ce type, alors même qu’il fuyait le Reike. L’ironie était mordante, car il doutait fort de trouver quoi que ce soit d’autre que des adeptes du shierak qui avaient abandonné le divinisme en ces lieux, si tant est qu’ils y aient jamais cru.

« On priorise le manoir, chuchota le drakyn. C’est là qu’on trouvera la plus grosse menace. »

Une vie de plus, une nouvelle âme impie offerte aux divinités. Le courage pourtant louable de la jeune guerrière n'est aucunement salué et c'est avec une bestiale froideur que Sublime rappelle à tous que nulle justice n'a d'emprise sur le monde, nulle justice hormis celle des Titans eux-mêmes. Alors que la combattante blessée se débat toujours aussi furieusement pour se soustraire à la force de son tortionnaire, Qultarn se détourne d'elle comme si elle n'était même pas digne de son sadisme. Avant d'avoir eu l'occasion d'asséner la moindre injure, elle est abruptement empalée en plein bas ventre et s'étrangle dans son propre sang pour mourir, sans cérémonie ni honneur.

L'hybride n'a même pas la décence d'allonger convenablement la dépouille, puisqu'il se contente de mollement abaisser son arme afin que la gravité fasse son œuvre. Le cadavre attiré vers le bas glisse lentement sur le fil d'acier rouillé, maculant ce dernier d'une épaisse couche pourpre; puis il vient tomber lourdement dans la boue. Par pur excès de cruauté, Sublime prend soin d'effectuer son premier pas en plein sur le crâne de la pauvrette, enfonçant ainsi son faciès meurtri dans la terre grasse où, bientôt, asticots et larves se démèneront pour obtenir le meilleur quartier de cervelle pourrissante.

"Rendons nous donc au manoir, camarade."

Sublime s'étonne de ressentir pour le Drakyn une forme de respect s'apparentant presque à de la sympathie. Coutumier des quolibets et moqueries proférées par les deux chipies angéliques, l'homme-chèvre a pris pour habitude de se réfugier dans son propre océan de démence plutôt que d'écouter les âneries de ses supposées alliées. Œuvrer aux côtés de Qultarn est en ce sens bien plus apaisant, l'office étant réalisé sans l'inutile supplice des injures à peine maquillées. Point de moue dégoûtée, pas l'ombre d'un haut-le-coeur freinant son discours. Le fidèle de la chuchoteuse n'est qu'efficacité et diligence.

Le calme règne, de longues minutes durant. Ce n'est que lorsque la paire de diviniste parvient aux abords du domaine isolé que les échanges reprennent et que Sublime ramène le plus naturellement du monde sa pogne à l'épée. S'ébrouant pour chasser de ses esgourdes quelques mouches trop aventureuses, le colosse velu opine mollement du chef lorsqu'il est invité à donner son opinion quant à la marche à suivre puis, avec une audible méfiance, il ajoute furtivement :

"Sans aucun doute. Ce n'est d'ailleurs pas la garde que je redoute, mais le vétéran reikois lui-même..."

Sa folie n'exclut pas un sens des réalités parfois intact. Sublime survit aux assauts horrifiants qu'il mène en terrain ennemi pas seulement grâce à sa force mais bel et bien parce qu'il sait où frapper et quand s'arrêter. Même ses mises en scène atroces sont usuellement réalisées avec un soupçon de lucidité. Monstrueux mais pas idiot, il adopte l'approche discrète amenée par son collaborateur et malgré trois couches de métal bruni et de bronze céleste, l'infect paladin parvient à limiter au mieux les bruits générés à son passage.

"Pas l'ombre d'une sentinelle à l'extérieur ? C'est étrange."

La prudence est de mise mais l'immobilisme demeure tout aussi risqué. S'échappant des broussailles dans lesquels ils se dissimulent, les deux épéistes aux sombres desseins traversent à la hâte la part la plus exposée des jardins, convaincus qu'ils sont qu'un effet de surprise est requis. Le géant se plaque contre une carriole abîmée à laquelle il manque une roue, cherchant du regard un quelconque mercenaire ou gardien du terrain mais aussi surprenant que cela puisse paraître, il ne voit rien. La demeure est trop belle, les lieux entretenus avec trop de soin, les lueurs de bougies illuminent l'intérieur... L'endroit n'est pas abandonné, c'est une certitude.

"Qultarn... Tout cela me sembl..."

La douleur est pour Sublime une étrangère, une mystérieuse sensation qu'il cherche à comprendre en l'infligeant à ses proies. C'est une impression désagréable, tout au plus une gêne; qui l'informe que quelque chose cloche au sein de sa carcasse pourrie. Abaissant les yeux, il constate l'apparition d'une plaie circulaire au niveau de son flanc, juste à l'intersection entre sa cotte indestructible et ses jambières. Son sang noir s'écoule de l'orifice semblant dénué de source mais lorsqu'il goutte non pas vers le bas, mais plutôt contre une surface fine et invisible; il comprend l'origine de la supercherie.

"Ce chien est invisible..."

Ignorant la blessure, le monstre bascule brutalement sur le côté et son agresseur se révèle par les sons qu'il émet en bondissant. Des empreintes se dessinent comme par magie dans la boue, le souffle d'un homme se fait brièvement entendre et la dague invisible mais toutefois ensanglantée s'éloigne pour ensuite se confondre avec le paysage. Les bruissements de cuir et d'acier n'ont pas qu'une source et Sublime en tire bien entendu la conclusion suivante : l'opposant n'est pas seul. Arme bien en avant et oreille tendue, le chevalier meurtri sourit en dépit du désavantage et adopte une posture combattive en vue de cet affrontement qui débute :

"Autrement plus dangereux que les imbéciles que nous venons de massacrer. Je pense qu'ils sont nombreux, plus que nous en tout cas... Ils constitueront un trophée de taille."

Existait-il adversaire plus énervant que celui qui restait invisible, tapi dans l’ombre, et qui n’attaquait que quand il était certain de pouvoir toucher sans riposte ? Peut-être un mage pouvait-il reproduire cette configuration provisoirement, avant que la force et la vitesse du véritable guerrier ne parvienne à combler la distance pour le châtier physiquement. Pourtant, en l’espèce, ils avaient beau sonder le sol, observer l’air et tendre l’oreille, leurs ennemis restaient indécelables, peut-être même immobiles, à attendre une ouverture.

La blessure de Sublime se refermait cependant déjà, et Qultarn se livrait à quelques moulinets hasardeux pour s’assurer que personne ne vienne le poignarder à son tour : il ne bénéficiait pas des mêmes capacités de régénération que son camarade, et si sa vitesse supérieure lui permettait généralement d’esquiver les attaques, c’était évidemment plus difficile à appliquer quand ces dernières étaient invisibles à l’oeil nu. Jetant un oeil au sol, il constata que le sol en terre battue ne prenait que peu de traces, malgré la boue, et ce, même de leurs carrures respectives, pourtant alourdies de leurs solides armures. Et les nuages de poussières soulevés ressemblaient davantage à des éternuements dans une chambre abandonnée qu’à de véritables indications, surtout que les lueurs nocturnes habillaient la scène d’ombres qui, si elles les avaient protégées jusqu’à présent, leur jouaient un bien mauvais tour désormais.

« Une solution, il nous faut une solution, murmura le drakyn. »

D’un commun accord, les deux guerriers se séparèrent, l’un partant à droite, et l’autre à gauche. Qultarn traça un huit dans les airs puis équipa son bouclier, se blotissant derrière. Les pointes des flèches y étaient toujours fichées, mais il avait cassé les hampes au plus près, et il sentit brusquement quelque chose appuyer dessus. Il lança aveuglément une taillade en direction du contact, pour ne toucher que le vide.

Puis il se jeta en avant, atterrissant à plat ventre, alors même qu’une lame sifflait au niveau de sa jugulaire. Ni l’armure ni le casque ne l’auraient protégé dans ce cas.

Roulant sur le côté, ses bottes tapèrent dans des jambes proches, arrachant un juron à leur possesseur. Un coup de pied plus loin, un corps tomba à proximité, mais toujours invisible. Se redressant à la va-vite, Qultarn tenta un nouveau coup d’épée qui, s’il toucha, resta bloqué par ce qui semblait être une armure en cuir renforcée de plaques métalliques. Une attaque sèche tomba sur son dos, bloquée par ses propres protections, tandis que plus loin, Sublime était toujours aux prises avec son ou ses adversaires.

D’une pointe de vitesse magique, le zélote plaça une nouvelle série d’estocades vers le sol devant lui, la pointe de son épée glissant sur des protections avant de parvenir à se planter dans l’armure puis le corps d’un infidèle. Le bout rougi de l’arme laissa tomber quelques gouttes de sang sur un avant-bras placé en geste de protection avant qu’un moulinet des deux mains ne le tranche proprement au niveau du coude. Qultarn ignora le cri de douleur du reikois redevenu visible pour se retourner à temps pour ne recevoir qu’une longue estafilade sur la cuisse. La morsure de l’acier ne fut qu’une information lointaine alors que son épée ne frappait à nouveau que le vide, projetant des goutelettes devant elle.

La première victime, roulée en boule sur son moignon, tentait vainement de s’écarter en rampant, mais l’attention du diviniste était entièrement tournée vers le moindre signe qui pourrait le prévenir d’un nouvel assaut. La magie refluait dans ses veines, et le monde accéléra jusqu’à redevenir normal. Sa propre respiration saccadée ne lui permettait pas d’entendre celles des adversaires, et il leva son bouclier puis inversa sa garde pour placer sa jambe blessée derrière lui. S’il fallait prendre la fuite, cela s’avèrerait plus difficile que prévu désormais...

Donc la meilleure option restait de vaincre. Il se chuchota une prière pour les Titans afin de se donner du courage, non pas qu’il en manque. Mais le surplus de force et de conviction le servirait.

Un nouveau moulinet dans le vide ne laissa qu’un sifflement derrière lui, et la lame acérée d’un glaive glissa plusieurs fois sur son armure, à la recherche d’une faille dans laquelle se glisser pour mordre la chair. Avant qu’il ne puisse réagir, il sentit les coups sur son côté gauche, sous le bouclier, puis dans son dos. Cette fois, les chocs étaient assenés par ce qui semblait être un poing ganté d’acier, au clinquement qui retentit. Et au vu de l’élancement qu’il éprouva dans les côtes, il s’agissait certainement d’une race géante ou d’un magicien ayant profité de ses longues années pour apprendre quelques tours physiques.

Qultarn sauta sur le côté pour mettre de la distance avant de sonder autour de lui de son regard d’un jaune aussi terne que d’habitude

Un bruit lui fit jeter un regard en arrière pour constater qu’une lame invisible venait de se planter dans Sublime alors que la pointe de son espadon touchait le sol. Son autre main était à moitié refermée sur le vide, mais il ne bougeait pas davantage. Sans hésiter, Qultarn accéléra à son côté jusqu’à trancher juste sous les doigts de l’hybride, trouvant un cou dénudé qui laissa échapper un jet de sang alors qu’un corps décapité redevenait subitement visible.

Un choc à la tête le fit tituber en grognant, heureusement amorti par le heaume, et il avança de quelques pas supplémentaires pour se retrouver dos au mur du manoir.

« Deux de moins, il en reste au moins autant, fit-il à Sublime. »

"Bas les pattes, pourceau imbécile."

La dextre massive de Sublime agrippe de peu une masse fuyante en passant par dessus l'épaule de Qultarn. D'une impulsion magique sèche et brutale, il concentre de l'énergie arcanique à l'extrémité de ses doigts crasseux et vient broyer avec une force incroyable l'objet sur lequel il a su refermer ses griffes. Le propriétaire de l'armure cabossée par la simple pression appliquée s'évade après avoir poussé un grognement furtif et lorsque la pièce saisie se retrouve séparée du corps de son porteur, elle devient aussitôt visible dans la main de l'hybride. Incrédule, le fanatique jette une brève œillade au casque de facture reikoise qui vient tout juste de se manifester contre sa paume; puis il le jette à terre avec dédain.

"Qu'il est agaçant de se heurter à de tels stratagèmes..."

L'adorateur de Zeï l'a dit lui-même : il devient urgent de trouver une solution face à cet épineux problème d'invisibilité. Constatant avec une once de sollicitude que son camarade a été blessé, Sublime ne s'attarde qu'à peine sur la gravité des plaies qu'il a reçu et se contente de voir chez elles l'intérêt pratique qu'elles représentent. Plongeant sans aucun ménagement l'index de sa main libre dans un orifice sanguinolent creusé à quelques pouces de sa hanche, il récure pour récolter sa propre chair pourrissante puis, profitant d'une couverture offerte par l'agilité hors-norme de Qultarn, il laisse échapper un ricanement malsain avant de marmonner :

"Laisse moi un court instant, je vais tâcher de remédier à l'inconvenance de cet affrontement..."  

Le doigt tâché de pourpre est appliqué contre le plat de l'épée énorme et, tout en ruminant des textes profanes dont le sens s'est perdu au fil des âges; Sublime dessine à même l'acier les symboles antiques représentant le Monstre. S'appliquant ensuite à passer la peau de sa main contre le fil tordu de sa lame scélérate, il en finit par s'arracher la peau sciemment, offrant ainsi encore plus de sang à l'arme gloutonne qui frémit tandis qu'elle est imprégnée de magie noire. Le liquide gras, partiellement absorbé par le métal, est ensuite vomi par les pores imaginaires du matériau; suppurant en une couche caustique qui s'en égoutte en bouillonnant.

"Qultarn, baisse toi."

Sublime n'attend même pas une fraction de seconde supplémentaire, sachant pertinemment que son allié sait se montrer aussi diligent que vif. L'ex-brigand s'accroupit avec une vitesse fulgurante et le colosse en profite pour effectuer un vif balayage à l'aide de son épée d'exécuteur, tranchant ainsi une main qui apparaît lorsqu'elle est sectionné du corps dont elle est originaire. Le blessé réprime un hurlement et bondit en arrière mais Sublime, loin d'en avoir fini, continue son balayage furieux pour toucher une seconde cible qui se voit propulsée dans le décor.

Le corps invisible traverse littéralement la cariole déjà renversée et la première victime déjà privée d'un membre se fait à nouveau remarquer lorsqu'elle tombe à genoux. Copieusement empoisonné, le guerrier des ombres rendu confus et nauséeux ressent la douleur causée par l'arrachage de sa main au centuple et c'est donc tout naturellement qu'il vomit par pur réflexe, ce qui ne manque pas de décrocher à Sublime un sourire plein d'envie. Adressant un signe de tête amical à un Qultarn déjà prêt à repartir dans la mêlée, Sublime entreprend d'avaler la distance qui le sépare de sa proie avec une arrogante lenteur.

Meurtri au point d'en perdre le contrôle de sa magie, le combattant manchot réapparaît brièvement pour se voiler de ténèbres à nouveau, à peine une seconde plus tard. Apeuré, il chute en arrière et se révèle une fois de plus, la démarcation de son postérieur ancré dans la boue permettant au chevalier purulent de le traquer sans mal. Devinant au son que le fuyard s'est mis à ramper dans l'herbe, l'homme-chèvre lève son sabot à une hauteur vertigineuse et l'abat droit sur la source des bruits et rencontre, pour son plus grand plaisir, un craquement métallique suivi d'un autre, bien plus osseux et visqueux.

"Ah, te voilà misérable..."

S'étouffant dans la chair pâteuse qui encombre désormais sa gorge, le gardien du domaine réapparaît dans un sifflement magique, humilié et réduit à l'état d'exemple pour ses éventuels compagnons survivants. S'ébrouant comme une véritable bête, Sublime tousse puis éructe avant d'enfoncer la pointe de son épée droit contre la nuque du mourant, lui sectionnant ainsi la tête dans une énième effusion sanglante.

Suite à la magie de zone de Sublime, le troisième garde rendit enfin l’âme, d’abord blessé par la puissance de Puantrus, puis écrasé par un lourd sabot impitoyable. Qultarn ressentit une pointe d’exaltation à ce qu’ils vainquent en infériorité numérique, face à des adversaires manifestement rompus aux combats inégaux. C’était autant leur talent martial que leur foi qui s’en trouvaient justifiés, et le potentiel dernier mage reikois fit un crissement de terre quand il se retourna brusquement. Le son de ses bottes qui frappaient le sol en direction de l’ouverture qui menait à la route fut un indice suffisant pour le fidèle de Zeï.

Aidé de sa vitesse surhumaine, Qultarn bondit dans la même direction en agitant un peu frénétiquement son épée, et sans la moindre grâce, il devait bien l’admettre, si quelqu’un l’observait d’un point de vue extérieur. Mais il n’était pas là pour se livrer à une danse aussi élégante qu’inefficace, ou pour impressionner une galerie par ailleurs absente. La brutale efficacité avait toujours été un des principes auxquels il adhérait, et s’il s’était allé à quelques fioritures par moment, c’était toujours avec un objectif précis à la clé.

Le fil de la lame mordit finalement dans un dos en pleine course, déséquilibrant le fuyard qui, s’il était interrogé, expliquerait sûrement qu’il voulait aller chercher les renforts, faire un repli stratégique en vue de frapper à nouveau au moment le plus opportun, ou une autre bilevesée de la même espèce. La vérité était que quand l’affrontement tournait court, alors même qu’il semblait tellement sous contrôle au début, les tripes se liquéfiaient de terreur, les plans pour l’avenir défilaient en surimpression sur la rétine, et peut-être même que l’être aimé se manifestait pour une dernière étreinte mentale.

« Perdu, commenta-t-il. »

Sans animosité, avec compréhension mais sans empathie, Qultarn inversa sa prise sur son épée et la planta à l’arrière de la rotule du gardien redevenu visible. Le glapissement de douleur fut coupé court par un second plantage dans l’autre genou. Puis un courant d’air tourbillonnant apparut à quelques mètres de Qultarn et Sublime, devant la grande porte du manoir. La poussière ainsi soulevée fut repoussée vers l’extérieur, déposant une fine particule sur les jambières du drakyn. Il plissa les yeux à travers son heaume pour jauger le nouvel arrivant.

De haute stature, l’humain leur rendait toutefois vingt à trente bons centimètres. Les épaules larges, bien bâti, sa posture respirait le militaire, et sa barbe poivre et sel soigneusement taillée mettait en valeur une mâchoire carrée qui était actuellement serrée sur un rictus de colère. Des sourcils broussailleux étaient froncés sur des yeux qui lançait figurativement des éclairs et la lune se reflétait presque sur son crâne totalement dégarni. Il dégaina l’épée qu’il portait à la ceinture, la tenant négligemment pointe vers le bas, dans la sénestre. Gaucher, donc, nota Qultarn.

« Je ne vais pas nous faire l’affront de croire que quelqu’un d’autre que vous aurait pu tuer mes hommes ici. Est-ce vous également qui avez massacré une patrouille sur le route, à une heure ou deux de chez moi ? »

Nous échangeons un regard avec Sublime.

« Le châtiment des Titans est sur vous. Repentissez-vous et périssez, lâcha Qultarn.
- Inutile de perdre du temps à parler, donc, rétorqua le reikois en se mettant en garde. Venez mourir comme tant des vôtres ! »

Des flammes sombres naquirent autour de l’ex-soldat, tandis que d’un revers négligent, le drakyn achevait l’homme blessé au sol. Le courroux du nouveau-venu, arrivé par téléportation, se fit immédiatement sentir quand il envoya une lame de feu en direction du drakyn. Abandonnant la protection de son écu, il fit quelques pas de côté pour laisser passer la chaleur, intense même à un mètre de lui. La volée de boules suivantes les cibla tous les deux, et cette fois, le bouclier de Qultarn en attrapa deux. Heureusement, le bois traité ne s’embrasa pas, mais roussit visiblement, laissant échapper une odeur de brûlé.

Il ne le voyait pas tenir si l’affrontement se prolongeait de trop.

D’un appui magique, il se précipita en avant, et son épée s’entrechoqua avec celle du reikois, qui eut une grimace en parant le coup, sans toutefois accuser davantage l’attaque. La négligence dont il venait de faire preuve indiquait sûrement une force arcanique, car le zélote devait peser entre deux et trois fois sont poids. La sphère de flammes qui entoura ensuite leur ennemi le fit bondir en arrière avec la pointe de son arme qui rougeoyait déjà. Puis la boule devint un éperon jeté vers lui et Sublime, comme un bident sanglant. Seule sa vitesse surnaturelle lui permit de passer sous l’attaque, pour revenir au corps à corps.

Une étincelle dans l’oeil du militaire déclencha un sentiment aigu de panique, et il se jeta sur le côté juste à temps pour esquiver le retour de l’arme, qui se dissipa dans une gerbe d’étincelles. Puis elles se mirent à tourner sur elles-mêmes, aveuglant partiellement Qultarn. La morsure de l’épée à son épaule provoqua un bond en arrière réflexe qui évita à son bras de tomber au sol. En parallèle, le lourd espadon de Sublime s’abattait sur le reikois, qui encaissa l’attaque sur son mur de flammèches. Avec un craquement, il se fendit, laissant une longue estafilade sur la moitié du dos de leur ennemi.

Superficielle, jugea Qultarn.

Puis les étincelles explosèrent en une myriade d’explosions qui les repoussa de quelques mètres et laissa le poil de l’hybride roussi. De son côté, le drakyn laissa tomber son bouclier et bascula son épée dans sa main gauche, laissant son bras droit pendre tristement.

« Nous pouvons le faire ensemble, Sublime. Une ordalie, dirait Launegisiles. Un combat pour vaincre et survivre selon moi, cracha le nouveau fanatique. »