La mer était très sereine en cette fin de journée. Une étrange atmosphère régnait, tant dans l'air qu'à la surface des flots. Une tranquillité presque surnaturelle se faisait sentir. Il aurait pu y avoir un silence oppressant si l'étrave d'une silhouette fantomatique ne provoquait pas quelques très légers clapotis sur les rares et faibles vagues. L'ombre qui osait braver ces lieux dans une singulière lenteur avait des allures de monstre aux ailes étrangement positionnées. Le peu de vent présent les gonflait à peine. Le bruissement de l'épais tissu qui les composait était comme celui des bannières et des étendards délaissés sur un champ de bataille. Mais ici, point d'odeur de mort ou de sang séché. Il n'y avait que les effluves salines de la mer avec cette moiteur caractéristique d'un air dense embué par le brouillard.

"Capitaine, une fois encore, je le redis. C'est dangereux," murmura juste assez pour être audible un homme à la chevelure et barbe blondes.

Le capitaine demeurait silencieux, gardant son regard vers cet univers grisâtre et qui ne donnait pas l'impression d'avoir de fin.

"Et on est trop proche des côtes..." maugréa le blondin à nouveau.

Altarus ferma sa seule paupière et ravala un soupir d'exaspération. Il comprenait la crainte de son Second, qui n'aimait guère naviguer à l'aveuglette. La côte était proche, il avait raison. Mais ce manque de confiance sur le moment avait de quoi être agaçant. Altarus avait veillé à ce que le brick prenne un cap pour rester à bonne distance, pour ne pas s'échouer sur un banc de sable ou percuter un écueil.

"Frenzo..."

"Oui, je sais, Capitaine... depuis que nous naviguons ensemble..."

Frenzo se tut quand le demi-elfe tourna sa tête dans sa direction. Il déglutit, comprenant qu'il parlait un peu trop. Si le Narval voguait ici, dans des conditions quelque peu périlleuses, c'était pour un but précis. Depuis quelque temps, des actes de pillages s'étaient produits le long de la côte républicaine, suffisamment éloignés de Courage pour qu'aucun renfort n'arrive dans des délais raisonnables. Des pillages de petits regroupements de masures de pêcheurs, de petits ports... Quelques petits navires de fret en auraient fait les frais. Et Altarus avait fini par entendre ce genre de nouvelles qui n'étaient que ragots pour d'autres. Mais quand cela enflait un peu plus dans les conversations, nul doute qu'il y avait quelque chose. Et cela ne lui plaisait guère. Si des pirates commençaient à saccager les environs côtiers, cela pourrait devenir un problème pour lui et ses activités. Il ne souhaitait pas voir un de ses bricks marchands se faire attaquer par des forbans, comme il voulait garder une certaine sécurité dans les parages. Lui-même était pirate et il y avait des criques idéales pour échouer ses prises, les piller et après les brûler. Si un autre pirate venait à mettre le bazar en agissant n'importe comment... Mais était-ce seulement un pirate ? Ils pouvaient être plusieurs... ou bien des ennemis de la République qui jouaient des guérillas localisées ? Quand on manquait d'informations, autant se rendre sur place non ? S'il venait à découvrir ce qui se passait réellement dans les parages, il agirait en conséquence pour noyer les problèmes croissants dans l'œuf. Il n'était pas vraiment désireux de voir la République renforcer ses patrouilles sur terre comme sur mer...

Le navire voguait lentement donc. Personne à bord ne parlait, ou murmurait juste les mots qu'il fallait. Des voiles déployées, il n'y avait que le grand foc et le contre-foc pour la proue et la voile d'artimon pour la poupe. Peu de voilure déployée affaiblissait la vitesse. Vu le peu de visibilité et la côte toute proche, naviguer avec précaution était de mise... d'autant plus qu'aucun fanal n'était allumé pour se signaler. Altarus visait la discrétion, mais aussi de jouer la proie, si les "pillards" étaient tentés par une cible aussi facile, pour peu qu'ils navigueraient aussi dans ces eaux...

Encore et toujours ces histoires de mers et de navires...Tyr en était déjà à son troisième rapport sur des pillages côtiers à bonne distance de Courage. Cette fois, il fallait se rendre sur place et ne rien laisser passer.

" Bon, je vais me rendre sur la côte, voir de quoi il est question, ça risque de me prendre plusieurs jours pour enquêter.

- Prends ton temps, moins je te vois mieux je me porte, répliqua Rork comme souvent lors de ses échanges avec Tyr.

- Bizarre, je me disais la même chose à ton sujet, reprit Tyr avec un grand sourire. J'enverrai mon rapport dès mes premières constatations."

Tout en terminant sa phrase, le colosse se leva et pris la direction de ses quartiers afin de se préparer. Même si en soi, il ne prenait pas grand chose, cela ne lui prenait que quelques minutes pour se préparer et être prêt pour le départ. Une fois de plus, les distances étant ce qu'elles étaient, le démon prit un transport. Direction Courage, la ville la plus proche des derniers évènements. D'après les rapports, un navire inconnu s'attaquait à tout ce qu'il croisait, que cela soi des navires marchands ou des villes côtières. Tyr savait que les pirates étaient encore très présent sur les eaux, mais celui-là, il était un peu trop actif à son goût.


Courage, nord-est du Sekai, à quelques kilomètres de la côte...

Sautant de la charrette, comme à chaque fois, le Limier se rendit à la taverne de la ville afin de prendre un maximum de renseignements avant de se lancer. Mais dans le cas présent, il lui fallait également un capitaine de navire. Et ça, cela allait être un peu plus compliqué à trouver. Surtout que se rendre en mer, cela signifiait combattre en mer et donc prendre le risque de finir coulé. Tyr doutait grandement de trouver un équipage prêt à prendre ce risque malgré l'ombre d'un navire pilleur dans les parages.

Poussant la porte d'entrée de la taverne, le colosse se dirigea vers le comptoir. Malgré ses deux mètres vingt-deux de haut, le démon passait sans problème, même au niveau de la porte. A croire que les taverniers avaient tellement l'habitude de voir des géants entrer qu'ils avaient tout prévu, avec des hauteurs de plafond et de porte digne de Tyr et ses compères.

" Bonjour Chef ! Je voudrais votre meilleure chambre, répliqua le colosse en mettant de quoi payer trois chambres sur le comptoir.

- Bien sûr ! reprit le tavernier avec un grand sourire avant de prendre les pièces.

- Vu le prix que je paye, j'espère avoir des informations en plus...rajouta le colosse en arrêtant le tavernier dans son mouvement.

- Eeeuh oui, sans doute, à propos de quoi ? suspecta l'humain de l'autre côté du comptoir.

- Il paraît que vous avez des côtes un peu trop mouvementés ces derniers temps. Je me demandais si vous saviez quoique ce soit à propos de ces évènements ? Et par la même, si vous saviez où je pourrai dénicher un navire et son équipage capable de m'accompagner en mer...termina le démon tout en relâchant l'avant-bras du tavernier.

- Je vois...effectivement, il ce peut que j'ai quelques informations et un ou deux noms qui pourraient vous convenir. Mais ça vous coûtera sûrement plus que ma meilleure chambre, rétorqua le chef des lieux tout en ramenant les pièces à lui.

- L'argent n'est pas un problème."

Sans dire un mot de plus, le tavernier fit signe à un homme au fond de la salle. Ce dernier s'approcha du comptoir et le propriétaire des lieux murmura quelques mots à cet inconnu. Faisant volte-face, l'inconnu quitta la taverne. Quelques secondes après son départ, le tavernier revint vers Tyr...

- Demain matin, il reviendra et là, vous aurez sûrement votre capitaine et votre navire. En attendant, profitez de votre soirée et de votre nuit pour bien vous préparer parce que celui que vous traquez, il n'en est pas à ses débuts..."

L'humain se lanca alors dans un monologue concernant ce navire qui rôdait sur les mers et s'en prenait à tout ce qu'il lui faisait envie.

Altarus pestait. Sa chasse avait une nouvelle fois été infructueuse. Malgré la brume qui avait été une couverture parfaite pour une embuscade, le petit brick n'avait pas été pris pour cible. Encore une sortie en mer qui n'avait rien apporté de concret. Mais il n'était pas encore déterminé à cesser ses recherches. Pour l'instant, il n'avait aucune idée de quel pirate il s'agissait. Il avait fait quelques hypothèses, mais aucune ne se démarquait pour l'instant. Était-ce un vieux pirate qui s'ennuyait trop dans sa retraite à terre et qui reprenait la mer sur des cibles "faciles" ? Ou était-ce un tout frais venu sur les flots qui s'improvisait pirate et menait sa coque dans les eaux républicaines dans l'espoir vain de se faire un nom de terreur ? Ou alors, un marchand maritime qui peinait à joindre les deux bouts et qui profitait d'avoir des navires pour attaquer ses concurrents et des proies faciles pour remplir ses cales ? Écouler de la marchandise volée était plus que difficile à Courage, à moins de disposer des bonnes "adresses".

À peine le Narval à quai, il avait donné ses ordres pour que le navire soit prêt à appareiller dès le lendemain matin, avec les vivres nécessaires pour leur quête. Agacé par l'échec du jour, il avait regardé un long moment ses membres d'équipage s'affairer. Pour terminer de calmer la colère sourde qui battait dans son esprit, il avait observé le Narval. Le navire n'était plus tout jeune, mais l'éclat de la jeunesse transpirait encore à travers la peinture qui couvrait sa coque. Il vieillissait, comme son capitaine, mais était encore assez solide pour affronter la mer pendant un bon moment. En se comparant à son brick, Altarus retint un étrange et léger rictus à la commissure de ses lèvres. Il ne pouvait nier que le temps finirait par ne plus l'épargner. Tant d'épreuves et de drames. Il se rembrunit en songeant au dernier et ferma ses paupières quelques secondes, le temps de chasser ces pensées. L'heure n'était pas à se morfondre. L'heure était à choper ce forban qui devenait un risque trop grand pour ses bricks de commerce. D'ailleurs... ne devrait-il pas songer à faire embarquer une cargaison d'une certaine valeur, pour appâter sa cible ? À méditer...

Les mains jointes dans le bas de son dos, il décida de quitter l'embarcadère pour rejoindre ses appartements situés plus haut à Courage. À peine ses bottes foulaient-elles le sol dur du port qu'un jeune homme vint l'aborder et lui tendit un simple morceau de papier plié en quatre. Altarus le prit, le garda froissé dans sa main et continua sa marche, comme si de rien n'était. Il marcha le temps nécessaire pour s'assurer qu'il n'était pas suivi et s'arrêta dans une venelle pour lire le message écrit. Il fronça les sourcils en découvrant son contenu. Voilà qui se présentait étrangement. Peut-être que le vent tournait cette fois en sa faveur...


Il était encore tôt le matin quand Altarus posa la tasse fumante que lui avait servie un tavernier au regard un peu trop curieux. Il fit comme si de rien n'était, tout en regrettant de ne pas avoir pris une tisane digne de ce nom avant de venir ici. Le thé qu'il avait demandé était plus dilué qu'infusé. Au moins, il n'y avait pas d'alcool dedans. Durant quelques secondes, il hésita à demander quelque chose à manger, mais la qualité de sa boisson le dissuada de le faire. Si on n'était pas capable de servir un simple thé correct, que dire de la qualité de la nourriture ? Surtout aussi tôt et avec le responsable des lieux qui se grattait sans retenue l'arrière de son derrière.

Patiemment, il attendait celui ou celle qui requérait ses services, qui se présentaient bien vu que lui-même était sur cette histoire de pillards des mers... restait à voir qui voulait régler cette affaire et surtout... pourquoi.

Un démon n'avait pas pour habitude de dormir mais ce qui était bénéfique c'était qu'il avait beaucoup de temps pour réfléchir. Tyr venait de passer la nuit à tenter de comprendre qui était à la tête de ce navire qui faisait des siennes depuis plus semaines, voir mois. La plupart des pirates du coin se tenaient plutôt tranquille, justement parce que Courage offrait beau coup d'opportunités, et ce même pour les hors-la-loi. Et enfreindre toutes les règles établies dans la région revenait à mettre en péril ce marché tacite entre les autorités et les trafiquants en tout genre...

D'autant que même la ville de Courage y trouvait son compte. Donc là c'était quand même un paris risqué de forcer ce changement d'accord dans le coin. Celui qui faisait ça était soit fou, soit pas de la région et voulait faire régner un climat de terreur pour ensuite négocier de nouveaux accords. Mais cela n'allait clairement pas être possible pour le Limier. Ni pour les autorités locales. Le responsable allait devoir répondre de ses actes et de la façon la moins agréable possible pour lui. Si cette missive était parvenue aux mains des Limiers, c'était que cela était remonté jusqu'au dirigeant de Courage qui avait donc pris la décision de le signaler à l'ultime autorité du Sekai. Et faire déplacer les Limiers n'était jamais sans conséquence. Si Koraki Exousia, la dirigeante de Courage, les avait appelé, c'était que l'urgence se faisait ressentir.

Tyraël ne connaissait pas Koraki personnellement, mais il l'avait déjà croisé à plusieurs reprises au vu de son statut de Spectre et Limier. Idem lorsqu'il était encore Officier pour la République. Aujourd'hui il répondait simplement à l'appel, aucune chance de voir la dirigeante même au terme de cette mission.

Quoiqu'il en soit, la nuit fut grandement appréciée par le démon, lui permettant de mettre en place un moyen, voir deux, de mettre la main sur ce pirate un peu trop entreprenant. En descendant au comptoir, l'ancien tomba sur un humain, un assez âgé, qui sentait l'eau de mer et le large. Visiblement un marin aguerri. Était-ce celui dont parlait le tavernier ? Faisant signe au chef de l'établissement, le colosse s'installa au comptoir avant de répliquer...

" Un verre de bière, de la viande, un peu de pain et...les présentations, merci." termina le démon en se tournant vers le vieux loup de mer à sa gauche.

Avant que les choses ne se poursuivent, l'ancien laissa trois pièces d'or sur le comptoir à l'intention de l'aubergiste qui s'empressa de les récupérer avant d'aller chercher la commande du Limier.

Portant la tasse à ses lèvres pour en boire une nouvelle gorgée, le demi-elfe n'eut qu'à légèrement tourner la tête sur la droite pour observer l'arrivée d'un nouveau client. Celui-ci détonnait par son physique clairement métissé. Altarus ne put que supposer que l'inconnu avait du sang de Drakyn et d'Elfe dans les veines... Avec un côté humain qui ressortait sur ses traits. Une bien étrange ascendance. Peut-être qu'il passait plus pour un demi-Drakyn que pour un mélange de trois ou plusieurs autres races. De toute manière, ce n'était pas cela qui intéressait le vieux forban. Il guettait la personne qui requérait ses services. Ici, cela allait et venait, tant pour parler affaires, écouter les ragots que pour boire. Sans mot dire, il se replongea dans ses songes, sans porter plus d'intérêt à son voisin de comptoir, qui commanda un bon repas et... un supplément qu'on ne s'attendait pas à entendre dans une taverne, même dans celle-ci ; ou presque.

En demandant les présentations, le client s'était tourné vers le capitaine. Altarus sut alors qu'il s'agissait de son "commanditaire".

"Capitaine Aearon, du navire le Narval. À qui ai-je l'honneur ? "

Il déposa sa tasse, bien décidé à ne plus boire de son contenu fade. Et puis elle était refroidie maintenant, ce qui gâchait encore plus le peu de goût décelable en bouche.

Une fois que le lascar cornu se sera présenté, le borgne voulait être certain de ce qu'on lui voulait.

"Il paraît que vous cherchez un navire pour embarquer ? "

Son œil bleu acier ne quittait pas le visage de ce bien étrange compagnon de comptoir. Il voulait bien s'assurer de ses intentions. S'il était bien celui qui avait besoin de ses services, alors cela ne pourrait que lui être utile, pour régler l'épineux problème de l'être qui foutait la merde sur les voies maritimes. Mais d'abord, il devait se montrer prudent.

"Vous n'êtes pas sans savoir des troubles qui se produisent en mer... avec tous ces navires marchands qui se sont fait arraisonner. Je tiens à la coque de mon navire. Donc, il faudrait que je sache exactement ce que vous attendez de moi..."

Le tavernier arriva avec la commande du grand cornu. En détaillant un peu le contenu de l'assiette, la viande paraissait potable, malgré la nature suspecte du bouillon dans lequel elle semblait flotter. Le vieil homme en profita pour lui commander le même repas ; sans la bière. Quitte à discuter, autant le faire en se remplissant un peu l'estomac.

Une fois le tavernier retourné en cuisine, le capitaine put reprendre la conversation.

"Et si c'est bien l'affaire à laquelle je pense, j'aimerais savoir ce que vous seriez prêt à mettre. Et surtout, s'il vous faut les cibles vivantes, ou non..."

Si cela ne tenait qu'à lui, le pirate qu'il recherchait coulerait immédiatement par le fond. Pas de pitié pour ce genre de crevards qui empiétait sur ses affaires...