Abel est un homme au caractère qui a énormément évolué en plus d’un millénaire et demi d’existence. Et si l’on a tendance à croire que prendre de l’âge rend sage, ce n’est clairement pas son cas. Du jeune humain doux, altruiste et droit dans ses bottes, il est devenu un vampire cruel, sadique et dévergondé, qui prend un malin plaisir à jouer avec les sentiments des vivants. S’il aime la compagnie des femmes et les soirées mondaines, plus ou moins douteuses, il est aussi très friand de discussions plus intellectuelles et actuelles, permettant d’avoir une idée de ce qui pourrait faire basculer tout un monde d’un simple claquement de doigts.

Friand de ragots, vendeur d’informations - et parfois donneur de leçons - tant qu’il y voit un quelconque intérêt, ce gentleman n’hésitera pas à partager son savoir autour d’un thé, d’un baisemain ou d’un ajustement de vêtement dans sa boutique de prêt-à-porter de luxe.

Oui, il aime être au courant de tout ce qui se passe, jusqu’à la petite amourette de Sophie avec Jean-Heude… Après tout, la moindre information peut s’avérer utile à un moment ou à un autre. C’est la raison pour laquelle il se présente comme une personne courtoise, aimable et tournée vers son prochain, alors que la seule personne qui l’intéresse vraiment, c’est lui-même, et Basalte, son corbeau - dixième du nom, les autres ayant connu de… malheureux accidents - Et malgré son air sûr de lui, il n’est pas du genre à aimer en venir aux mains, préférant largement fuir quand les choses s’enveniment.

C’est lui d’abord, et les autres comme bouclier.

Égocentrique et quelque peu excentrique, ce vampire est toujours très - trop - bien apprêté en toute circonstance, sans compter son savoir-vivre parfois un peu désuet.

La peau pâle de celui qui ne côtoie pas assez l’astre solaire, des yeux en amande aux pupilles couleur de jais, une chevelure ébène à hauteur d’épaule, ondulée et très souvent en broussaille… Abel n’est pas dénué d’un certain charme qu’il entretient et aime cultiver.

Patientant tranquillement dans la fraîcheur de cette cave aux multiples bouteilles entreposées, un doux sourire se dessine sur son visage, accueillant l’arrivée de cette petite intruse au museau fin, au pelage cendré et à la longue queue rose pâle.

D’abord méfiante, elle feint de s’intéresser à diverses petites choses, tantôt à gauche, tantôt à droite, jaugeant cet homme à la peau pâle de son petit œil noir de rongeur, en sous-pesant, de toute son intelligence, si les morceaux de biscuits aux noix dans sa main tendue méritent cette prise de risque.

- Je sais que tu as faim, approche, petite, n’ai crainte.

Le timbre de sa voix avait quelque chose d’apaisant, de doux, presque rassurant, même pour ce petit être qui se voulait pourtant si farouche. Un timbre de voix que l’on pourrait presque qualifier d’hypnotique.

Son sourire s’agrandit à mesure que l’animal s’approchait du butin, attiré par l’odeur appétissante qui tiraillait sa faim de petite créature fragile. Et plus elle avançait en sa direction, plus les pupilles de l’homme prenaient une teinte vermillon, jusqu’à ce que les petites pattes du rongeur viennent toucher le bout de ses doigts et, qu’en un clin d’œil, l’étincelle d’intelligence qui brillait dans les yeux de l’animal ne s’envole, tandis que son museau se levait doucement vers le visage d’Abel.

La poussant gentiment à grimper complètement sur sa main, il lui caressa délicatement la tête tout en se redressant, s’adressant à elle d’une voix exagérément douçâtre.

- Je connais quelqu’un qui sera ravie de faire ta connaissance.

Marchant d’un pas long jusqu’à l'endroit où il l'avait aperçue traîner furtivement ces derniers jours, et où il supposait que se trouvait son refuge, il continua la discussion, ou plutôt le monologue, avec ce rongeur, d’une voix mielleuse.

- Mais avant ça, j’aimerais que tu conduise tes petites amies jusqu’à moi.

Sans hésiter, le rongeur descendit le long de sa veste jusqu’à ce qui semblait être l’entrée de son terrier. Et si le vampire s’attendait à voir quelques autres souris, ce fut tout autre chose qu’elle lui apporta. Un par un, elle venait déposer à ses pieds de petits tas de chair rose, nouvellement nés et qui sentaient encore le neuf.

Il avait trouvé cela si inattendu et amusant qu’il en pouffa de rire. Ce petit être était tellement pris dans ce contrôle mental qu’il en venait à lui offrir son bien le plus précieux, la chair de sa chair... en bref, ses petits.

- Et bien, ce n’est pas exactement ce que j’avais demandé mais… cela me sera tout de même utile.

Incitant la souris à rejoindre une nouvelle fois son épaule tandis qu’il ramassait les six souriceaux, Abel finit par se mettre en route, quittant la fraîcheur de la cave pour rejoindre la cuisine de son manoir.

C’était un manoir qui avait un certain âge et, si l’on s’y intéressait d’un peu trop près, il y avait fort à parier que les curieux disparaissaient dans des circonstances assez étranges — l’eau a la fâcheuse tendance à faire remonter les cadavres... les égouts aussi... — et s’il devait se justifier, il disait simplement que c’était un bien transmis de génération en génération, avec des papiers comme preuve. Des papiers falsifiés, bien entendu, par des faussaires de sa connaissance et, vu que la plupart des êtres vivants n’ont pas une espérance de vie très longue, il était très simple pour lui de se faire passer pour le petit-fils de tel ou tel ancêtre.

Alors qu’il tenait dans ses mains les nouveau-nés souriceaux, il sera accueilli par quelques croassements de Basalte, posé sur son perchoir, frétillant de la queue, visiblement très heureux de le voir revenir avec ce petit butin qui, pour sûr, devait être alléchant pour un grand corbeau noir.

- Tu as faim, mon petit Basalte ?

Un autre croisement, un battement d’aile et il viendra rejoindre son maître en se posant sur son épaule alors qu’il déposait les souriceaux sur le plan de travail et que la mère de ses petits ira les rejoindre rapidement.

- Encore un peu de patience, mon grand.

Quand on connaît le caractère de cet homme, il paraît très étonnant que le timbre amical et doux de sa voix puisse être sincère envers ce grand oiseau au plumage noir, tandis que, à côté de ça, toute autre espèce vivante n’a pas plus de valeur qu’un pion sur un jeu d’échecs, qu’on peut sacrifier à sa guise ou bien utiliser pour avancer son jeu. Et pourtant, Basalte — corbeau parmi les nombreux autres oiseaux qu’il a eus et nommé ainsi en 1500 ans d’existence — faisait partie des rares, si ce n’est le seul, à avoir une valeur sentimentale à ses yeux. Jusqu’à une certaine limite, bien entendu… Il n’est pas le premier oiseau au plumage noir, et beaucoup de ses congénères ont succombé sous la colère d’un Abel qui, contrarier, décharge ses émotions sur le pauvre animal.

Fouillant ses placards à la recherche d’un mortier, un son viendra le sortir de ses pensées, un genre de plainte étouffée mêlée à des larmes. Une pauvre femme bâillonnée et attachée à une chaise venait de se réveiller. Une jeune blonde aux cheveux longs et aux pupilles vertes, une peau fine et opaline, mais visiblement malmenée et marquée de bleus.

Il lui avait à peine accordé un regard et continuait sa recherche.

- Enfin réveillé… J’espère que tu as bien dormi.

Et de sa recherche, il sortit un mortier qu’il posa sur son plan de travail avant d’attraper le rongeur adulte, de lui tordre le cou sans l’ombre d’une hésitation, faisant cracher un dernier couinement strident à l’animal. Basalte croassa, frétilla et s’agita comme un enfant excité d’avoir enfin son repas servi et de voir sa pitance, la souris, jetée un peu plus loin sur le plan de travail, qu’il rejoignit en sautillant.

- Profite de ta gourmandise, ce sera la dernière. Si tu en voulais d’autres, il ne fallait pas tuer Chartreuse ! Ce pauvre chat avait au moins le mérite d’être utile en chassant les rongeurs de la cave.

Pour toute réponse, le grand corbeau croassa et claqua du bec dans la direction de l’homme avant de s’attaquer au cadavre. Ce comportement avait le don de faire sourire le vampire qui, de son côté, posait un à un les souriceaux dans le mortier avant de prendre délicatement le pilon de sa main libre et d’écraser ces petits corps roses de nouveau-nés. Craquement d’os, bruit de chair aplatie, à chaque retombée du pilon… Ce qui étaient des corps de souriceaux devenait de plus en plus un amalgame de chair, un genre de bouillie rougeâtre. Et chaque fois qu’il laissait retomber son pilon, la jeune femme sursautait.

- Je me demande bien ce que je vais faire de toi… Quelle idée farfelue que de t’être introduit chez moi… J’ai déjà tellement à faire et tu me rajoutes un travail inutile… Mais puisque tu cherches à en savoir plus… soit, je vais te raconter quelques anecdotes amusantes de ma longue vie.

Amusant pour un être qui n’avait aucune considération pour la vie des mortels et qui aimait s’amuser de leur souffrance, quitte à la provoquer. Il continua son monologue dans un timbre de voix doux et calme, qui contrastait totalement avec la situation.

- Tu sais, malgré le fait que j’ai l’air jeune, j’ai plus de 1500 ans… Et le temps ne semble jamais aussi long que quand il n’a pas de fin. De quoi rendre cinglé le plus sain d’esprit.

Il parlait calmement et son pilon venait toujours aplatir ce tas de chair, dégageant un son dégoûtant de viande hachée que l’on triture.

- Plus les siècles passaient, plus je prenais des libertés sur ma nouvelle vie… Et quand tu vis plusieurs siècles, tu te rends vite compte que les humanoïdes sont mauvais jusqu’à la moelle…

J’avais pourtant essayé, combattant à la fois cette faim en moi et ceux qui provoquaient le chaos autour. En bon soldat de la République, je gardais les rues sécurisées et luttais contre les brigands. Mais les mois passent, puis les années, et à force de voir qu’à chaque pas en avant que l’on fait, cinquante autres se font en reculant… eh bien, le moral finit par se faire abattre par l’amertume. J’ai fini par me dire, après des années et même des siècles passés à vivre et observer la populace, que je m’autoriserais quelques libertés, soulageant ainsi ma soif avec quelques pauvres femmes, victimes de mon charme ou de mes sorts, qui avaient le malheur de croiser ma route.

Et puis, j’ai vite compris que la meilleure manière d’avoir de quoi me nourrir tout en faisant du profit était de tenir du bétail… Je suis donc devenu un vendeur d’esclaves, réussissant même à me faire un nom dans le milieu.

La plèbe serait très étonnée de voir à quel point le « haut du panier » est pourri et qu’il n’y a absolument rien à faire pour arranger les choses. Quand un pion tombe, un autre viendra immédiatement le remplacer, une vraie invasion de cafards… Alors j’ai fait le choix d’en faire partie… Si aller à contresens me ruine le mental, eh bien, j’embrasserai l’horreur… Après tout, je suis moi-même une horreur.

Et malgré tout ça, il m’arrive encore de chasser… par plaisir de voir la crainte dans leurs yeux.

Ramassant son mortier rempli de la mixture de chair rose et d’os concassés, Abel avança à l’autre bout de son plan de travail vers ce qui semblait être une sorte de couveuse où s’agitaient quelques petits Corbillots à peine plumés, réclamant, eux aussi, leur repas. Et de petites cuillerées en petites cuillerées, il leur mit la mixture dans le bec, et les petits réclamaient encore.

- D’ailleurs, il y a quelques années, j’ai fait la rencontre d’une jeune femme qui n’avait rien pour elle mais qui était bon public. En soi, il ne m’a pas fallu grand-chose pour l’avoir…

Ce n’était jamais très compliqué de les avoir : un beau sourire, quelques compliments et, quand elles étaient un peu trop revêches, je leur susurrais des mots doux, trop doux, qui les hypnotisaient.

Une chevelure noire, une peau délicate, cette jeune femme semblait fêter sa promotion ce soir-là. Je ne me souviens pas lui avoir demandé où elle avait été promue et, si la question avait été posée, ce n'était que par pure conversation et non par intérêt. Il fallait bien commencer à tisser sa toile pour attraper ce papillon de nuit.

Elle était méfiante, et elle avait raison de l’être. Qu’est-ce qu’un gentilhomme comme moi pouvait bien vouloir à cette espèce de gosse des rues ? Mais elle avait un petit je-ne-sais-quoi qui la rendait charmante, et j’avais besoin d’étancher ma soif... Alors, j’en ai profité.

Charmée, ou plutôt amadouée par des plaisanteries, je l’avais attirée dans une ruelle plus discrète et, sans plus tarder, tiraillé par la soif, mes canines sont venues se planter dans son cou, buvant ce liquide vermillon avec appétit et jusqu’à plus soif. Ne laissant plus qu’un corps que je pensais avoir vidé de toute vie et dont il fallait que je me débarrasse rapidement.

J’avais fait au plus simple, me servant de mes ombres pour soulever une bouche d’égout, et j’ai simplement jeté son corps dedans.

Il s’était retourné vers la blonde captive, son visage affichant toujours un sourire sardonique. Il abandonna les oisillons pour s’avancer en direction de sa victime et lui maintenir les joues entre son pouce et son index.

- Maintenant que tu as une bonne idée du gentilhomme que je suis, tu te doutes bien évidemment de ce qu’il va t’arriver…

Et un rire résonna dans la pièce tandis qu’au petit matin, un nouveau corps de femme blonde croupissait dans les égouts.

* La pègre :
Il aime être au courant de tout et fournit — ou plutôt vend — ses informations (pas seulement à la pègre, d'ailleurs).

* Limiers du Razkaal :
Il a toujours été fasciné par les mystères qui entourent et se cachent à l'intérieur de ce bâtiment.

* Le Syndicat du Crime :
Il doit faire partie des derniers à encore faire « vivre » ce groupe. Du moins, sa présence rappellera peut-être à certains qu'effectivement, il y a eu un Syndicat du Crime.

* L'esclavagisme
Pour quelqu'un qui n'a aucune considération pour la vie, il est tout à fait naturel pour lui de s'occuper de vendre ici et là des êtres vivants comme du bétail. Un travail qu'il gère sous couvert du Syndicat du Crime et de son Métier de Tailleur-Couturier.

* Corruption et purification de l'Arbre-Monde :
Il faut savoir garder un œil sur tout ce qui bouge.