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  • Mer 19 Juin - 12:24
    L’Amiral et l’Ange étaient au moins d’accord sur une chose tous les deux : ni l’un, ni l’autre, n’avaient l’intention de prendre des risques démesurés dans cette aventure. Car, si l’Amiral avait à y gagner (gloire, pouvoir, honneur, peu importe ce qu’il désirait réellement), les chances qu’elle y gagne quelque chose étaient, en vérité, minimes. Si le nécromancien parvenait à réveiller l’Âme du guerrier melornois, faudrait-il encore que ce dernier ait l’information qu’elle recherchait… Et que celle-ci soit toujours d’actualité après de si longues années. Mais pour l’heure, il s’agissait de la seule piste qu’elle possédait.

    Quand il leva son verre à son attention, et qu’il tenta de l’écraser en étalant allégrement ses richesses, Siame se contenta de sourire, patiemment, avec toute la sollicitude du monde.

    Votre invitation était très généreuse, et j’ai apprécié ce dîner en votre compagnie. Mais… Cette vie-là, bien que séduisante, n’est définitivement pas pour moi. Je ne suis pas prête à tant de paix. Elle s’apparente trop à la mort.

    A ses yeux, il n’y avait rien de plus fade que cette sécurité ambiante et confortable. Tout ça ne laissait aucunement la place aux épreuves réellement formatives. Quelle véritable escroquerie que les vertus bourgeoises et le luxe aseptisé… Bien sûr, ce n’était pas sa faute à lui. Si elle avait été humaine, qui sait si elle aussi n’aurait pas vu l’attrait à la sérénité d’une telle existence ? N’aurait-elle pas, elle aussi, nourrit des fantasmes extravagants de petite citadine ? Se faire déflorer par un jeune filou ; marier un homme riche ; fonder une famille ; se réveiller chaque matin dans des draps de soie couleur lavande ; boire le thé tous les après-midi avec ses amies tristes à mourir et porter des décolletés trop profonds et des chapeaux trop colorés en guise de la plus vulgaire des rébellions… L’idée de se voir domestiquée par un tel destin lui arracha un sourire ironique. Pour l’heure, à cette époque-ci, et au vu de la précarité de sa situation, elle n’avait pas d’autre choix que celui de compromettre et de s’adapter. Pourtant, l’Ange en était certaine : la “saveur” de la vie résidait ailleurs qu’au fond d’un bol de soupe en porcelaine. L’Amiral lui sembla alors bien gentil, et bien petit, lui et sa quarantaine passée, sagement prostré derrière le mètre et demi de table qui les séparait—comme ça devait être le cas tous les soirs de sa – tout aussi gentille et petite – vie. Lui pourtant si fier des richesses qu’il avait – lui ou sa famille – accumulées. Comme si la vie n’avait été qu’à la perspective de crever vieux et gras sur son lit de mort en disant “j’ai réussi, regardez tout ce que j’ai !”.

    Une fois que j’aurai accompli ma part du marché, et que vous aurez accompli la vôtre, corrigea-t-elle doucement, de la manière dont on s’adressait à un enfant un peu trop impétueux. Quant à cette potentielle alliance, nous aurons tout le loisir d’en rediscuter lors de notre prochaine rencontre. Chaque chose en son temps.

    Elle avait tout de même passé l’âge de laisser les Hommes lui faire miroiter de belles promesses, dans l’espoir de la motiver à donner plus d’elle-même. Décidément, le culot de ce mortel ne connaissait aucune limite et cela l’amuse (peut-être) doucement de le voir s’en gargariser. Si elle s’apprêtait à lui conter ou non l’histoire de sa rencontre avec l’Amiral (le faux) Bigorneau, resta un mystère, puisque c’est l’instant que choisit le fameux Lieutenant “Tinder” pour débarquer. Il lui sembla que la baraque allait lui tomber sur la tête, l’espace d’un instant. La vaisselle se mit à tinter, et les domestiques se précipitèrent pour rattraper les jolies chinoiseries qui menacèrent de s’éclater sur le parquet en chêne. Ce repas venait de prendre une toute nouvelle “saveur”, tandis que la jeune elfe – tout du moins, en avait-elle l’air – la toisait de bas en haut, comme si elle était le jeune garçon de café qui attendait son pourboire. Oh pitié. En face, elle bouillonnait, lui lançait des flammes et Siame jura que ses propres yeux (ceux du Lieutenant) lui piquaient plus qu’ils ne la piquaient Elle. L’Ange garda toute réserve à ce propos. C’était un traquenard vieux comme le monde : car quel homme ne se réjouissait pas de voir deux femelles névrosées se crêper le chignon devant lui ? C’était un piège, oui, dans lequel elle refusait de tomber. Elle refusait qu’on la réduise au rang de “femme”—à celui de devoir se frotter à la jalousie d’autres femmes. Que les mortels crèvent s’ils espéraient la voir se rabaisser à ce genre de compétition foireuse. Siame ne blâmait pas l’élémentaire pour cette rivalité vaine dans laquelle elle pataugeait—mais considérait simplement que la jalousie aurait dû se partager à deux, jamais en public : comme l’on réservait ce genre de misère amoureuse au cadre privé. Oh, c’était bien entendu une affaire très sérieuse : la seule chose qui fut plus mal que la jalousie fut de revendiquer que l’on ne l’était pas, lorsqu’on l’était justement. Mais ce débordement du cœur, cet incendie furieux et criminel (car on ne pouvait être que criminel à vouloir posséder un autre de la sorte) s’avouait en secret, loin des regards, à l’ombre du monde. Elle y avait toujours vu quelque chose de terriblement pathétique—de terriblement tendre et intime. L’Ange fut promptement ignoré par la nouvelle arrivée, et ne put que constater avec réjouissance la manière dont l’Amiral tentait d’apaiser la situation (“la situation” à savoir ici : son oiseau jaloux). Autour d’eux, le monologue fébrile de Vandaos est entrecoupé par l’entrechoquement du nouveau couvert dressé.

    Ravie de faire votre connaissance, Lieutenant Firebirds. “Siame” sera amplement suffisant.

    Elle eut pour la jeune elfe un sourire poli, ne put s'empêcher de reluquer ces ailes qui lui manquaient tant. Ah ça, elle ne pouvait pas s’empêcher de le jalouser férocement ! Mais comme le Lieutenant persista à l’ignorer (pourtant Siame était capable de parler toutes les langues du Monde), elle se contenta de reprendre une gorgée de son vin. L’Amiral l’invita gentiment à reprendre le cours de leur conversation – comme si de rien n’était – mais, aussi tolérante pouvait-elle l’être envers les mortels, Siame n’avait pas la moindre envie de jouer au troubadour après avoir été si grossièrement accueilli (méprisée) par l’élémentaire. Tant pis pour elle. Cependant puisqu’elle était là désormais, et que l’Amiral se gaussait joyeusement de la situation, pourquoi ne pas lui faire la grâce de lui donner un petit coup de pouce ? Elle se tourna vers l’elfe.

    Oh je suis certaine que votre histoire est digne des plus beaux romans d’aventures, et si l’idée vous vient d’en publier une série, n’hésitez pas à me faire parvenir un exemplaire, Lieutenant. Je serais ravie de maudire en votre “compagnie” – à travers les pages, j’entends – toutes les circonstances qui vous ont menées droit dans les griffes de l’Amiral. Quant à ma rencontre avec Bigorneau, faites moi confiance, moins vous en savez, mieux c’est. Je vous en ai, de toute manière, déjà beaucoup trop dit pour une seule soirée.

    Si, par pur voyeurisme, elle aurait tout donné pour voir la scène de ménage qui allait suivre (la manière dont elle souriait narquoisement indiquait qu’elle s’attardait précisément pour cela), elle décida qu’il était plus approprié de laisser les tourtereaux à leur soirée, et les abandonna de bonne grâce.

    Pour l’heure, je crois que j’ai suffisamment profité de votre hospitalité et je n’ai pas la moindre envie de tenir la chandelle, je ne voudrais pas en abuser, déclara-t-elle en se relevant. Nous nous reverrons bientôt, lorsque j’aurai obtenu votre information.

    Pour peu qu'elle y parvienne.
    Le reste de cette aventure restait encore à écrire.


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