Une longue chevelure d’or s’écoule librement autour d’épaules et d’un dos aux muscles ciselés. Au rythme du tambour, la silhouette tourne sur elle-même avec agilité, bondissant d’un pied à l’autre, faisant tourbillonner dans un même mouvement les soieries amples et colorées qui lui couvrent les jambes. Les flammes du foyer central se reflètent sur la fine pellicule de sueur qui met en valeur un corps d’elfe travaillé avec dévouement, et la lumière chaude oscille entre ces éclats et ceux des nombreux bijoux ancestraux qui ornent le cou, les bras et les mains du danseur. Des figures titanesques s’étalent sur le métal précieux, dépeignant des scènes de créations et de cataclysmes. Une expression de satisfaction éclaire un visage aux traits nobles de l'elfe alors qu'il pivote une nouvelle fois sur lui-même, embrassant la salle dans son regard.

Une mandoline et un luth s’animent pour accompagner d’une mélodie enfiévrée le rythme des percussions. Les yeux d’or du danseur se figent alors sur l’une des autres occupantes de la piste, une femme gracieuse dont il se rapproche progressivement au fil de la musique. Alors qu’il s’immisce dans son espace, durant un imperceptible instant, les pupilles dorées se contractent et le regard se fait glacial, tranchant, analytique. Puis le mouvement reprend naturellement. Un sourire enjôleur se dessine sur les fines lèvres de l’elfe, et la dame devient partenaire pour les mouvements suivant. Lentement, au fil des pas et des battement du tambour, sa main se referme sur celle de l’inconnue.
…

L’elfe s’offre à cette femme, sans joie, mécaniquement. Dans un soucis de discrétion, il prétend apprécier ce moment d'intimité. Mais son esprit se détourne de l’acte, occupé par des questions d'une importance tout autre. Sans mot dire, il dédie cette nuit aux divinités, à Aurya pour la danse, à X’o-rath pour la suite. Il cherche dans sa mémoire le cadeau parfait à accorder à sa compagne nocture. Ses sens s’éveillent pour le rituel, plus intense et vibrant que le mélange des corps auquel il participe. Une magie puissante et ancienne se déverse dans son corps, dans ses veines, sur sa peau, puis s’infiltre dans sa partenaire, une invasion secrète facilitée par son contact prolongé et volontaire.
...

Seliand se lève sans bruit et, dans la demi-obscurité de la chambre, se rhabille rapidement. Durant quelques instants, il contemple la silhouette qui se dessine sous les draps de satin. Égarée dans un sommeil profond, la femme respire paisiblement, son souffle endormi le seul son qui vient troubler le silence nocturne. Une grimace de mépris vient troubler le visage solennel de l’elfe. Mentalement, il calcule le temps que cette criminelle a encore devant elle. En principe, les symptômes se déclencheraient durant les trois prochain jours et le mal fulgurant devrait mettre un terme à sa vie sans éveiller le moindre soupçon.

Son devoir auprès de la République accompli, Seliand se détourne de la traîtresse et quitte la pièce.

L’aurore n’a pas encore coloré le ciel lorsque Seliand pousse la porte de l’ancienne demeure. Si son corps traîne avec lui l’épuisement des activités de cette nuit, son esprit bouillonne encore d’activité. Trop pour aller chercher le sommeil immédiatement. Il traverse le hall pour rejoindre les cuisines, s’empare d’une carafe de vin blanc doux dans la réserve réfrigérée, puis rejoint la cour intérieure. La statue centrale de Salphyn Bael’Tal l’accueille de son regard vert-de-gris. D’un geste lent, l’elfe porte sa boisson à ses lèvres pour boire une longue gorgée et va ensuite s’asseoir au pied de son ancêtre de bronze, reposant son dos contre le socle de pierre bleutée. Même âgé de quatre siècles, il ne peut chasser l’impression que cette vieille mégère a transcendé la mort pour juger la valeur de toute sa lignée au travers de cet ancien monument.

Alors qu’il déguste son vin, l’elfe porte son regard sur les gravures à demi effacées qui ornent les vieux murs de la cour. Des représentations âgées de plusieurs millénaires, datant des siècles suivant la Première Guerre Titanique, lorsque son clan avait fuit les ravages des royaumes elfiques du nord pour se réfugier dans la République. Les façades arborent principalement des scènes de batailles apocalyptiques et de dévastation. La partie sud-ouest, quant à elle, se compose d’un grand arbre généalogique dont les deux tiers avaient été détruit intentionnellement. D’après ce que Seliand en savait, la majorité de sa famille étendue avait été victime d’une purge nationale trois milliers d’années plus tôt durant une phase d’instabilité gouvernementale, d’où le peu de Baeltar en vie aujourd’hui. Une nouvelle rasade d’alcool vient chasser cette pensée.

Des pas font crisser les graviers de la cour derrière la statue. Orelion, son frère aîné, apparaît à ses côtés avec un tome épais coincé sous son bras gauche. Il grimace, incommodé par l’odeur de vin, de sueur et de sexe qui se dégage du plus jeune elfe.

-Ta soirée semble avoir été plus amusante que la mienne.

-J’ai connu mieux. Tu as encore dédié toute la nuit à tes recherches?

Orelion répond d’un hochement de tête puis s’assied en tailleurs, pose le livre sur ses genoux, et tend la main pour se saisir de la carafe. Malgré l’heure tardive et ses deux siècles et demi de plus, il semble encore en pleine forme.

Aîné des deux fils Baeltar, Orelion était l’héritier officiel des propriétés et affaires du clan. Il partageait donc son temps entre une carrière permanente à l’université Magic et ses ambitions politiques. Seliand, en tant que second fils, avait dû se soumettre à la tradition familiale et suivre le cursus de stratégie militaire magique afin de se mettre au service de la République. Il n’avait pas l’âme d’un soldat ou même d’un officier, la rigidité de ces missions ne lui aurait jamais convenu. Il tenait également le travail administratif en horreur. L’elfe préférait de loin le jeu subtil et dangereux auquel le SCAR lui permettait de participer. Son recrutement avait eu lieu plutôt récemment, mais il prenait cette nouvelle carrière avec grand plaisir.

-Je t’ai rapporté ça de la bibliothèque de l’Université. Je sais que tu ne resteras pas bien longtemps à Liberty, mais voilà de quoi t’occuper de manière constructive d’ici ton départ.

L’aîné se saisit du livre et le tend à son plus jeune frère. L’épais volume relié d’un cuir sombre porte le titre « Ars Obscura & Medica ». Seliand s’en empare et feuillette rapidement les premières pages. L’ouvrage porte sur une recherche approfondie de la course à l’armement entre magie corruptrice et médecine.

Orelion avait été consciencieux en le sélectionnant, le sujet correspondait parfaitement à son domaine de prédilection. L’art d’utiliser les énergies occulte pour l’altération du corps passionnait Seliand depuis plusieurs siècles, au point d’être devenu l’un des rares véritables maîtres de la manipulation ésotérique des maladies. À présent, ses études privées se concentraient sur les toxines et poisons afin de les ajouter à son arsenal.

-Merci beaucoup, Orel. J’imagine que je ne pourrai pas l’emporter avec moi ?

-Évidemment que non, tu sais à quel point l’Université est stricte à propos de sa bibliothèque. Sur ce, je vais me coucher. Tu devrais en faire autant.

-Je ne vais pas tarder.

L’aîné se relève et s'en va ; Seliand quant à lui recupère la carafe de vin. Vide. Maudissant la soif de son frère en silence, l’elfe lève les yeux au ciel et observe les premiers rayons du soleil illuminer les nuages de rose et d’orange. Il a apprécié l’opportunité de pouvoir passer un peu de temps avec sa famille à la capitale, même si sa mission touche déjà à sa fin. Encore trois jours pour être certain du résultat puis il faudrait prendre la route pour le quartier général. Il attend sa prochaine mission avec impatience.